vendredi 7 octobre 2011

Le cœur d'un système déprimogène.

Peu de personnes peuvent se vanter aujourd'hui d'être assez cyniques, abjectes et obsédées pour nommer et définir elle-même leurs propres déviances et leurs propres crimes. Un tueur en série ne se définit pas lui-même comme "l'amputeur du Bronx" ou "le collectionneur de foie". Rarement il admettra être un fêlé de la plus belle espèce, ce que les médecins appellent de manière pudibonde "psychopathologie " et la sagesse populaire "putain de gros taré".


Ce n'est que la conséquence des gestes du déséquilibré qui va donner naissance à son patronyme. Il se peut qu'il vienne à apprécier un surnom ou telle et telle dénomination, se complaisant à jouir alors d'une célébrité malsaine, mais jamais il ne poussera le vice jusqu'à l'écrire sur une carte de visite, avec en dessous, ses coordonnées téléphonique, son adresse mail, celle de son siège social et une mention discrète mais ferme indiquant que le papier ayant servi à fabriquer la carte provient d'un foret gérée équitablement.

Il est pourtant une personne qui ne connaît pas ce genre de scrupules ni cette barrière à la typologie, et à l'auto-détermination. Elle fait exister les choses les plus immondes en les nommant le plus simplement et froidement du monde. On a coutume de la définir comme une personne morale, comble de la sémantique, puisque son immoralité reconnue fait chaque jour débat dans l'ensemble des médias, ce sur de nombreux sujets. Nous parlons ici de l'entreprise.

Une entreprise, une société qui fonctionne, c'est une société en mouvement. Dans l'entreprenariat, on ne se satisfait pas de l'immobilisme. L'adage est connu. On marche ou on crève. Et si on marche, il faut aussi, tant qu'à faire, qu'on le fasse en posant ses pieds sur la tête d'un autre. Si on crève, l'important étant qu'on n'entraîne dans sa chute que ceux qui étaient, paradoxalement, le plus en bas dans l'échelle des aspirations sociales.

Quand vous voulez faire passer un cap difficile à une société ou plus simplement la confronter à un problème qu'elle ignorait avoir, afin d'amener le changement paraît-il nécessaire à sa survie, il faut lui donner le vocabulaire qui correspond afin qu'elle puisse mettre un nom sur cette difficulté et ainsi se l'approprier.

S'il n'y a pas de nom, il n'y a pas de problème, pas de prise de conscience. S'il n'y a pas de prise de conscience, pas de suggestion d'un drame à venir, alors la manipulation est impossible. Un démon existe et n'est vaincu que parce qu'on lui a donné un nom.

Le principe est simple. On invente donc un nom, un concept et toute l'iconographie qui va avec, un vocabulaire, un champ lexical, une base intellectuelle et légale qui permettra d'expliquer le nom et de dire pourquoi ce problème devient le problème de l'ensemble. Dans ce domaine, les années passées ont révélé leurs modes, leurs tendances. Le courant actuel consiste à choisir un mot "positif" et lui adjoindre un préfixe déprimogène et négatif. Alea jacta est. Le "dé-" est jeté.

Ainsi La régulation devient dérégulation, la croissance, décroissance, construire devient déconstruire. On déstocke, on dégrève, on décentralise, on dérationnalise, on délocalise. On ne reçoit plus, on déçoit. On préfère dénoncer des contrats plus que les annoncer. On ne suit pas l'axe, on désaxe, on dérégule. On ne marche pas, on démarche. On dérange ce qu'on rangeait la veille. On ne fait plus de tests, on déteste. Nous ne sommes plus portés par un système, mais déportés, dématérialisés. On ne passe plus, on dépasse ou on court le risque d'être dépassé. On ne s'engage plus, on dégage, que ce soit de la marge, des dividendes ou tout simplement de la boîte. L'humain ne prime plus, dès lors il déprime.

La déréalisation, le désamour, la déshumanisation, la dévalorisation. Jamais si banal préfixe déprimant n'a eu autant droit de cité. Déraisonnable.

Vient donc le règne de l'anti-action, de la désaction. Le fait de ne pas faire, de démonter les mécanismes sociaux, culturels et économiques dressés jusqu'à alors, devient, de manière totalement paradoxale, une action en soi, valorisée, reconnue, encouragée par un système au delà de tous les cynismes.

Au cœur d'un système n'en ayant paradoxalement aucun subexiste l'Homme. Mais L'activité se déshumanise. L'homme n'est plus une force, c'est un frein dans l'entreprise. Une entité qu'il faut combattre. Le mot que l'entreprise invente alors signifie tout simplement l'antithèse du recrutement, l'acte inverse de l'engagement d'un nouvel employé dans sa société, le décrutement; Le processus qui va permettre de mener aussi calmement et méthodiquement qu'une embauche au renvoi pur et simple d'un individu sur le marché du travail. On n'intègre plus, on désintègre.

Méthode simple, équation basique; les variables sont toujours les mêmes. M. X est un cadre haut placé, il travaille dans une société Y. La société Y veut se séparer de M. X. Elle contacte la société Z dont le décrutement est une spécialité officieuse. La société Z contacte ouvertement M. X. Elle fait des avances, courtise, séduit, débauche. Dans le même temps Y fait comprendre à X qu'il a tout à y gagner, un salaire plus enviable, un poste plus intéressant, un plus grand bureau, et une secrétaire à plus gros potentiel et nichons.

Tous les arguments sont bons. Une telle promotion de carrière ne se refusant pas, elle propose un arrangement amiable pour faciliter la sortie de M. X. Une démission sans indemnité en échange d'une suppression de préavis. M. X plonge avec délectation sa main dans l'engrenage. Il signe son contrat d'embauche chez Z. Mais Z n'a aucune intention de conserver X, il sera purement licencié sans frais ni indemnité dans le courant de sa période d'essai dans les conditions prévues par la Loi sur le travail. L'idéal étant d'arriver à faire que M. X cesse de lui même la période d'essai. Pression de travail, horaires insoutenables, ordres et contrordre, objectifs flous, cahier des charges indéfinissable, humiliation collective, brimades répétées et sans objet, harcèlement moral…quelqu'un des outils nécessaires à la pratique de l'art.

Passons à l'étude de cas.

Sammy en était un, un beau, un démonstratif.

12ème étage. Un vertige, un basculement. Il avait fait le grand saut. Sammy avait quitté le giron d'une grande entreprise de stature internationale, pour venir travailler dans une de ses nombreuses sociétés à l'activité aussi ambiguë que le nom et les aspirations. Financial consulting, team-building, benchmarking, human resourcing, et encore d'autres activités en ing moins ronronnantes mais tout aussi absconses. C'était une putain de promotion en tout cas, Sammy l'avait vite compris. Et personne n'avait fait de difficulté. C'était du win-win à 200%. Ça puait le bon coup, quoi.

Le siège de sa nouvelle boîte se situait dans un quartier proche de la Défense, se répandant, dégoulinant sur les douze étages d'un immeuble sans cachet, sans reflet. Sa façade de verre matte ouvertement impénétrable, sciemment opaque, laissait entrevoir une seule chose. Dans un tel lieu, on n'était visiblement pas là pour la gaudriole mais pour marner. Les levers de soleil sur la brume matinale, on laissait ça aux travailleurs de plein air et aux gauchos. Le printemps n'avait jamais été fait pour les taupes.

9ème étage, service des ressources humaines. Là où il avait signé son bail depuis maintenant un peu plus d'un mois à la GEDEM. "GEstion DÉcentralisée", ça il l'avait intégré. Il avait renoncé à comprendre ce qui signifiait le M final, après avoir demandé plusieurs fois et obtenu systématiquement une réponse différente, un regard amusé ou une remarque évasive sur l'activité sans cesse changeante de la boite. Il s'était fait une raison. En arrivant ce jour là, il était bien décidé à obtenir enfin la charge d'un dossier. Il y a cinq semaines on l'avait baladé dans la boite, présenté à tous les chefs de service, d'unité et de bureau, aux sous-chefs d'officine, aux assistants de chef, et même parfois aux assistants d'assistant les plus voyants. Les assistants les plus méritants se voyaient parfois confiés, plutôt que des promotions, des assistants à eux, qu'ils pouvaient ainsi à leur tour rendre corvéable à loisir et traiter comme de la merde. L'ascenseur social se révélait toujours incapable de monter, mais on lui permettait cependant d'augmenter sa contenance, en renforçant les câbles qui le maintenait suspendus dans sa cage.

En matière de politesse et de saluts aux condamnés, on ne descendait pas plus bas que le cadre junior dans la hiérarchie quand il s'agissait de serrer les mains. Plus profond eut été considéré comme un acte impie, aussi insalubre que d'ouvrir un charnier bosniaque frais de quelques semaines sans avoir au préalable vérifié que le costume Armani, dotation habituelle des dignitaires onusien, était bien protégé par une combinaison étanche et des gants en caoutchouc arborant le bleu turquoise ral 5012 "Forpronu".



Les autres, Le reste des mortels arpentant les lieux n'était vraisemblablement pas suffisamment du domaine du vivant pour espérer être traité en tant qu'individu à part entière, un bref salut de la tête et un vague signe de la main pouvait être toutefois toléré à condition qu'il soit totalement dénué d'une quelconque volonté amicale ou empathique.

D'autres êtres existaient pourtant encore, aux confins du spectre du visible. A peine réels, vivants entre les corps flottants du vitré de l'œil. On les confondait avec le néant.

Sammy les voyait encore, mais lui, il avait un regard neuf, les autres avaient de longtemps perdu l'acuité visuelle nécessaire pour les distinguer correctement du mobilier de bureau. Il s'agissait souvent d'agents de sécurité à la mine aussi sombre que la pigmentation ou de quelques femmes de service invariablement portugaises et qui inlassablement poussaient des tuyaux d'aspirateurs sans fin apparente, dans des dédales de couloirs borgnes aux moquettes unies. Ces gens là avaient eux même aussi perdu l'habitude d'exister. Ils se choquaient et se formalisaient bien plus qu'on leur adressât un bonjour plutôt qu'on les ignore. On était dans le domaine de l'astrophysique. Deux nébuleuses se croisaient, se percutaient, se mélangeait intimement dans cet univers, mais sans jamais se toucher, ni se voir, ni se ressentir. Le seul lien entre les deux mondes étaient les factures annuelles de prestation des sociétés de nettoyage et de gardiennage qui échouaient invariablement sur un des bureaux de la compta.

8ème étage. Impression agréable de flottement mêlée d'impuissance. Installé dans un bureau mal exposé, on avait dit à Sammy que ce serait provisoire. Mais les jours avaient passé et…rien. Son ordinateur ne parvenait pas à se connecter au réseau de la société. "Soucis de serveur, le help desk est dessus, mais tu connais les help desk, hein ?"

Depuis, on ne l'avait pas consulté, pas appelé, pas faxé, pas invité ni à un brainstorm, ni un lunch, ni à une formation, ni mailé, briffé, bippé, checké, forwardé…sur rien. On ne lui avait pas donné de travail important ou correspondant à ses fonctions et aspirations. Quelques mémos à rédiger, des notes de service à destination de lointaines et obscures filiales de province, concernant notamment la gestion des accès ou la sécurité dans les locaux. Tout contrevenant serait sévèrement sanctionné. Simplement on ne savait pas trop à quoi il fallait éviter de contrevenir. Les sanctions, elles, ne laissaient jamais de place au doute. On était carré à la GEDEM, géométriquement en tout cas.

Le souffle de l'air autour du visage. Il essayait de tenir ses yeux grands ouverts, pour ne rien rater de cette sensation. Le froid les lui fit fermer instinctivement, dans un souci naturel de protection de la cornée. Peut-être aussi la peur. Au 7ème étage, Sammy s'emmerdait. C'était habituel. A part régler la soufflerie de la clim de la salle de réunion désespérément vide, rien à faire qui collait, même de loin, à son statut et son expérience. On le laissait "découvrir la société", "prendre ses marques" et quand il demandait à Max, son supérieur, de participer, quand il demandait à être associé à un projet, aux "processus opérationnels" les réponses fusaient "on en cause", "on se voit semaine prochaine, on est charrette en ce moment, met toi à l'aise, prend tes repères, ça viendra".

Face au besoin de s'intégrer de Sammy se heurtait l'étrange bienveillance de son boss. Un clin d'œil, une tape amicale, et en guise de réponse "T'en fais pas, on va s'occuper de ton cas" avait répondu Max. C'est comme ça qu'il voulait qu'on l'appelle, Max. Maximilien Dupertuis de son vrai nom, parce que Max, il donne le max !…Rire convenu, jeu de mot facile, management pour les triso, à la page deux. Et puis, sur un ton plus sérieux, il avait ajouté qu'on n'allait pas se donner du monsieur entre nous, n'est ce pas ?

Max, il avait ajouté "Moi je te tutoie, mais toi, tu me vouvoies par le prénom, c'est comme ça que ça marche, tu comprends ? Question de standing. Faut pas perdre de vue qu'on est une équipe et qu'une équipe c'est un chef et c'est du respect."

Ok Max, comme vous voulez.

Il y a deux semaines, il avait tiqué quand, lors d'une séance, où il avait été convié pour une fois, Max lui avait demandé de "faire un effort d'intégration". Il s'était mis à sourire poliment croyant à un bon mot sur sa situation un peu délicate et sur la conversation qu'ils avaient eu entre deux portes à ce sujet, sur les besoins qu'éprouvaient Sammy de faire ses preuves. "Ca te fait marrer ?" avait lâché Max, en arborant l'air du gars qui vient de se rendre compte en arrivant au check-in qu'il avait laissé son passeport dans la poche de l'autre veste.

Sammy avait baissé les yeux. C'était peut être pas le jour pour contrarier Max.

A la pause café qui avait suivi, personne ne lui avait parlé. Il avait essayé de lancer plusieurs fois la conversation mais ça ne prenait pas. Le foot, ils s'en foutaient. Les nanas baisables de la boite "Tu nous a pris pour qui ? On est mariés". Ce qui n'empêchait vraisemblablement pas les collègues d'enchainer quelques blagues grasses sur le cul d'une quelconque assistante administrative qui passait à portée de discrimination.

Le double discours, Sammy commençait à mal l'encaisser. Décaisser, il fallait que ça sorte. Y'avait un truc qui tournait pas. Au moment de l'entretien, ils lui avaient fait comprendre qu'il était l'élu, le futur de la boite. Mais plus le temps passait, plus il avait l'impression qu'on le mettait à l'écart et que le futur se conditionnait en une espèce de temps batard, qui se conjuguait certes, mais dans une autre dimension, dans laquelle il n'était pas, de toute évidence.

Il avait du mal à comprendre ce qui se passait. En rentrant dans son bureau. Il vit que la poussière n'était pas faite. Non pas qu'il était un maniaque de l'ordre et de l'hygiène mais il avait l'impression que toutes les peaux mortes et particules des alentours s'étaient données rendez vous dans son alcôve pour y faire en quelque sorte une teuf de la peuf. Il n'eut même pas le temps de s'en émouvoir que son téléphone sonnait. Ce n'était pas si coutumier alors il se laissa aller à la surprise.

Max, au bout de l'onde. Les fils étaient révolus dans cet univers high tech. Tout se négociait en onde, Wifi, bluetooth. Max était donc au bout de l'onde et vraisemblablement au sommet de la crête. "Mon bureau, tout de suite". Le "OK, j'arrive" de Sammy répondit à la tonalité de ligne occupée du téléphone. Max, lui, avait raccroché depuis déjà de nombreuses millisecondes.

En rentrant dans le bureau, Sammy compris que c'était sérieux. Max ne leva même pas les yeux.

- Assieds-toi…non ! Asseyez-vous !

Sammy s'exécuta.

- On en est où là ? Entre vous et moi ? ça fait quoi, un mois et demi ? Faut faire un bilan, comme vous vous situez ?
- Ben, vous savez, Max…
- Non, pour vous, à partir de maintenant ce sera M. Dupertuis. On va cesser les enfantillages. On vous a donné votre chance. Pourquoi vous ne faites pas d'effort ?
- Je vous demande pardon ?
- Ce n'est pas suffisant. Et je ne veux pas de votre demande de pardon. Ça fait plus d'un mois que vous vous trainez lamentablement sans en ramer une.
- Quoi ? Mais enfin, c'est vous qui ne…
- Bien sûr, c'est de notre faute si on vous a embauché, si on vous a fais confiance, nous n'aurions pas du, c'est ça ?

Ça ressemblait à un putain de scénario de mauvais film, un procès d'intention ignoble et injuste. L'injustice c'était toujours un truc poignant dans les films, dans les bouquins. On avait toujours envie de prendre fait et cause pour celui qui en était la victime. On voulait se battre avec lui. Vieux truc d'auteur, il flatte l'ego du lecteur, du spectateur, il le brosse dans le sens des écailles, le poisson. Mais là, il n'y aurait pas de happy end hollywoodien, de Deus ex machina bien huilé, savamment orchestré et surgissant dans un concert d'orage pour faire passer la pilule, ni roulement de tambour, ni coup de cymbale pour souligner le gag, pour dénoncer la farce. Sammy savait que ce n'était pas du chiqué. On n'était pas dans un roman à la con. C'était du vécu. Ça avait le gout poignant de la vérité. Et il y avait cette impression détestable dans son cerveau, comme à chaque fois de sa vie où il avait du affronter des contrariétés fortes au niveau émotionnel, une sensation de chaleur brulante et étouffante lui caressant le cortex.

Sammy était KO debout, il était dans les cordes et avait perdu le match au premier round. Ses compétences en boxe flirtaient avec le niveau du parquet ciré, mais d'un autre coté, un vrai boxeur, même un tocard, aurait eu un avantage décisif sur Sammy, parce qu'un boxeur sait en général quand il vient de monter sur un ring.

- Réagissez Sammy, on doit vous courir après pour vous donner du boulot. Vos collègues ne mâchent pas leur mot, je ne devrais pas vous le dire, mais…ils se plaignent de votre travail, de vôtre absence de travail. Vous êtes une couleuvre, insaisissable.
- Mais enfin quel travail ? Depuis que je suis là, je n'ai rien pu faire, on ne m'a rien laissé…
- C'est bien ce qu'on vous reproche mon vieux…si ça devait continuer. Je crois malheureusement que nous n'allons pas avoir le choix avec vous.
- Mais qu'est ce que c'est que ce délire ? Qu'est ce que vous voulez dire ?
- Ressaisissez-vous, avant que l'on vous…déssaisisse. Il n'y aura pas d'autres chances.

Un round, Ko. Sammy comptait les dents virtuelles qu'ils venaient de laisser dans le bureau de son supérieur.
Il aurait voulu s'arrêter un bref instant, quelque part vers le 5ème étage. La cafétéria, le seul endroit où on trouvait parfois bien caché entre deux colonnades design et quelques plantes exotiques, un sourire ou deux. Espace de détente. Quand l'humain mange, ce sont ses besoins naturels qui le mènent. Notre part animal qui ressurgit et laisse pour un temps le masque humain au sol. C'étaient les rares occasions de regarder sous le fard du mensonge et de la comédie pour apercevoir quelques signes distinctifs d'authenticité. Sammy aurait voulu s'arrêter ici. Pour y souffler un coup, pour mieux anticiper la suite. Mais il ne pouvait pas. Il était trop tard pour réfléchir, il n'en valait pas la peine, il dévalait, dévaluait.

Escaliers, ascenseurs. Paliers, dehors, clopes, clopes et clopes et clopes et clopes sur clopes. Cata, clope, un vrai canasson. Et café aussi. Les drogues légales autorisées, conseillées. Et puis le boulot. Jette-toi dedans à corps perdu. Ça ne fait pas de mal à l'extérieur, ça ne laisse pas de trace, pas comme les coups de fouet autopunitifs des hommes encagoulés de San Vincente du Rioja.

Les brimades continuèrent. Bien entendu. Et si je ne détaille plus les jours et les semaines qui passent, si il n'y a plus de repère temporel, c'est parce que le temps n'est plus d'aucune importance dans ce procédé. Une variable négligeable. Le plan était carré, convenu, lissé. Et on avait de l'expérience pour traiter ce genre de cas à la GeDeM. Tout un univers de manipulation mentale se mettait en place autour de Sammy, oserions nous dire, avec tendresse et compréhension. De la même manière que la Charia garantit à la condamnée à la lapidation qu'elle sera traitée avec le maximum d'humanité, de compréhension et de douceur, afin d'anéantir toute idée ingénue de rébellion, de colère, de haine et de rejet. On amenait les gens à non seulement ne pas refuser l'idée de leur peine mais à l'accepter pleinement, à la tutoyer et à l'embrasser, à se confronter à elle et à la regarder dans les yeux sans peur ni dégout.

Il était au 3ème, Sammy, en face du bureau Export et foreign business quand il prit conscience que la fin était proche. Pour la énième fois, il avait été convoqué par Max. Depuis bien longtemps, son nom n'était plus cité lors de leurs échanges à sens unique. Max donnait, Sammy prenait. En pleine gueule. Peu importe les raisons, les arguments, les commentaires. Tout était faux ou vrai, ce qui n'avait de toute façon aucune espèce d'importance. Sammy était devenu la description qu'on faisait de lui. Il était devenu un cas, le cas. Le cancer de la boîte, la vérole sur le visage amer de la déception, le ver dans le fruit. Il n'avait pas compris comment s'était fait le glissement. Comment il avait pu en arriver là ? Il se souvenait vaguement d'un Sammy triomphant qui arpentait les couloirs de son ancienne boîte avec une suite de mange-merde à ses trousses, auquel il dispensait rhétorique de marketing et phrases toutes faites à usage unique. "work hard-play hard" ça il l'avait entendu un jour à la télé. Ça lui plaisait bien. Il n'avait pas compris tout ce que sous-entendait ce genre de maximes, en termes de renoncement de soi et de sacrifice de la vie privée. Un idéal de vie ascétique qui ferait bander le bénédictin le plus dogmatique.

C'était un autre lui-même qui agissait désormais sous ses traits, parce que ce Sammy là, beau et pédant, était mort depuis longtemps. Ne restait que l'enveloppe creuse d'un type qui fut autrefois brillant, un grand requin aux dents blanches dont la gueule ouverte cachait les yeux. Quand les proies se débattent, elles peuvent toujours vous blesser si vous n'y prenez pas garde et vous crever un œil sans l'espérer. Les requins ont cet ingénieux dispositif de protection. Quand ils ouvrent en grand leur gueule abominable, ils deviennent aveugle l'espace d'un instant, leur regard protégé par un morceau de cartilage fixé sur la mâchoire qui vient se glisser sur la surface de l'œil. Le requin peut alors, en toute moralité, fermer les yeux sur les malheurs qu'ils provoquent, sur la souffrance qu'il inflige, sur la mort et la destruction qu'il répand.

Qu'on en finisse. Sammy n'en pouvait plus de cette chute sans fin. 1er étage. A l'accueil du bâtiment, le seul endroit où on semblait ignorer qu'il était un pestiféré. Sammy était assis là sur un des ces bancs d'accueil qui ont vocation d'être aussi esthétiques qu'inconfortables. Un café chaud dans un gobelet en carton, tenu des deux mains. Sammy comptait sous ses pieds les rides d'un carreau de terre cuite bouffi d'orgueil qui tentait vainement et désespérément de se faire passer pour un marbre italien.

Un décrutement, c'est un deuil. Le deuil a une logique, un parcours, des phases. On prend connaissance de son propre décès, on affronte successivement le refus de comprendre, le déni. Puis la résistance à nos sens, on lutte contre une évidence et une fatalité. Suit alors l'abattement le plus complet, le renoncement de soi le plus total et désespéré. Nous sommes alors dans un pic de négativité, de haine et de mort. Vient ensuite la résignation. L'individu accepte sa mort. Enfin l'intégration, le sujet a accepté pleinement son état, il prend alors les dispositions qui s'imposent à l'évidence. Quand l'âme est morte, le corps doit suivre, simple question de bon sens. Aussi ce deuil se suit, après une ascension psychologique vers un nouvel état de calme et d'apaisement, par l'ascension physique qui mènera à l'apaisement des tourments du corps.

La porte du toit n'opposa que peu de résistance. Un cul d'extincteur déterminé eu raison du verrou simple qui séparait Sammy de sa Passion. Le gravier qui parsemait la toiture du bâtiment crissait sous les pas résolus de ce qui avait été autrefois un jeune cadre dynamique haï autant qu'adulé. Le regretté Sammy ne l'entendait pas, son esprit était loin au dessus du vide, de la colère et de l'étroitesse des portes, couloirs, bureau et esprits qu'il avait arpenté jusqu'alors. Il n'y eu pas de regard, pas de confrontation avec le vide comme la coutume cinématographique voudrait dans ces moments là. Il couru, simplement, et puis il sauta et ses pieds ne touchèrent plus rien d'autre que le vide. Alors il s'autorisa à hurler.

Douze, neuf, huit, sept, cinq, trois, premier étage, et pour finir, on s'en doute, une rencontre douloureuse autant que furtive avec le rez-de-chaussée. Sammy était mort six mois plus tôt de toute façon. La nature n'a fait que reprendre ses droits. Si vous vouliez du cliché, on aurait pu dire que le corps de Sammy était allé violemment s'écraser contre le pare-brise de la Porsche Carrera de Max, douze étages plus bas, défonçant au passage le hard top. Work hard, fall hard. Manière habile de faire passer une morale à deux sous, de dire que tout se paye et de faire un pied de nez à la fatalité. Se dire que Max aurait fait un drôle de tête en voyant celle de Sammy entrouverte sous le choc, un œil éjecté de son orbite pendant mollement sur le tableau de bord en ronce de son bolide adoré. L'image aurait été esthétique, sang, tripe, et gerbe.

Mais voilà, Sammy, il n'a pas eu le crâne éclaté, pas eu l'œil éjecté de l'orbite. De loin, on aurait même pu le prendre pour un poivrot endormi au milieu de la chaussée, mais les poivrots, même furieusement imbibés, dorment rarement les yeux ouverts. Sa course, Sammy, sa parabole, il l'a finit comme je finis la mienne, sur le trottoir, d'une part parce que celui-ci est extrêmement large et qu'il aurait fallu une constitution athlétique à notre golden-boy en bronze pour pouvoir espérer atteindre les places de parkings situés en bordure de l'avenue. Mais même en admettant que cela eut été possible, Max, il n'a de toute façon pas de Porsche Carrera. Pour venir à son travail, il utilise un vélo. Max, c'est un adepte de la décroissance dans le privé. "Question d'éthique" comme il dit.

2 commentaires:

  1. Ils devraient installer un tremplin sur leur toit à la GEDEM...

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  2. excellente, la chute !

    (et la fin est très bonne aussi)

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C'est là qu'on laisse son petit commentaire, une seule règle : être poli. Oh pi non, on s'en fout !