jeudi 16 juin 2011

Feu Mr Brow

Partons à la découverte du monde fascinant et des aventures pleines de rebondissement des clercs de notaire ! Youpi !

L’unique source lumineuse de la pièce avait toutes les peines du monde à éclairer l’étude. Le filament de carbone délivrait pourtant courageusement l’intégralité de la puissance de ses vingt-cinq watts dans une vaine tentative de franchir les éons d’obscurité entre le culot de l’ampoule et le bureau du clerc. Il était vingt-cinq heures sonnées, c'est-à-dire plus que très tard. Sans en référer à quiconque, la nuit glissait ostensiblement vers le petit matin.


Le vent détourna brièvement une rafale de pluie qui vint grêler les carreaux à la façon d’une poignée de gravier jetée par un cancre en maraude. Le clerc releva la tête, regarda durant quelques secondes d’interminables larmes de pluie s’écouler sur le verre épais et soupira. Comme un grondement de tonnerre lointain en couvrit le bruit, il soupira alors de nouveau, afin de pouvoir au moins se contenter du bonheur fugace de s’entendre soi-même désespérer. De dehors, la lumière faiblarde qui filtrait d’une des rares fenêtres de la façade aurait pu faire passer de loin le vieil immeuble pour une citrouille d’Halloween géante dans laquelle la chandelle était en train de mourir.

Le clerc aussi était en train de mourir.

D’ennui.


La succession Brow lui avait déjà confisqué plus d’une dizaine de soirées tranquilles à passer dans son agréable foyer, accompagné de sa charmante épouse Gladys, de ses espiègles mais adorables enfants Ryan Jr. et Pamela, et de son fidèle Ramsès, son fier Bouvier bernois à la langue quasiment aussi pendue que celle de sa femme. Foyer, doux foyer.

Hélas, au lieu de cela, Ryan bossait sur une montagne de papiers, un océan de parchemins, un gouffre de scribouilloneries en tout genre. Feuillets, doux feuillets. Le dossier complet envahissait la pièce, s’étalait sur son bureau en colonnes asymétriques, montait sur les étagères, dévalait au dessus des coffres et armoires, redescendait en rampant sur le parquet ciré, engloutissant au passage les dossiers secondaires, éructant de temps à autre une chemise à rabats ou exhalant une enveloppe cachetée, à moitié moisie, arrivant en droite ligne du XIXème siècle, cachet d’une vieille poste impériale faisant foi, ou d’un quelconque pays ayant déposé le bilan depuis lors. Ryan affrontait un Charybde administratif, depuis le début du mois et sombrait systématiquement passés les douze coups de minuit. La seule chose qui le préservait de la noyade était la promesse de la harangue matinale de son supérieur, Preston, le bras droit de son excellence le vieux Crook de chez Crook&Barneys. Cette andouille de Preston avait été on ne peut plus directif, l’héritage Brow devait être une affaire classée pour le 24 octobre au plus tard, ajoutant que tout jour de retard se verrait imputé et retenu sur le salaire du tâcheron. Voilà pour la motivation. Ryan avait des factures à payer et une femme dont il fallait entretenir les doigts et les lobes d’oreilles. Il n’avait pas le choix. Et se suicider était tout simplement impensable. Les pistolets étaient hors de prix de nos jours, une vraie ruine.

Les Brow étaient du genre vieille famille aussi bourgeoise que tatillonne et emmerdante. Le genre de celles qui avaient embarqué sur le Mayflower, et qui n’avaient pas dû dormir sur l’entrepont mais certainement dans une cabine avec vue. On avait à faire là à du vénérable. Une seule branche de la famille donnait assez de travail à l’étude six mois par an. Les Brow étaient ce qu’il était convenu d’appeler des gens respectables, c'est-à-dire, en langage juridique, une vraie poule aux œufs d’or. Vu la liste des possessions de l’aïeul, obtenues dans toutes les activités commerciales, licites ou non, qu’il était possible de pratiquer en ce bas monde, le « respectable» était à prendre au pied de la lettre. Mais le géronte avait également été prolixe en matière de descendance. On se promettait une partie de plaisir au moment d’écrire l’acte de succession rien qu’à faire la liste des ayants droits. Lire le testament du vieux Walter Prescott Gonzague Emmaüs Brow, c’était comme lire l’annuaire de Brooklyn en sautant toutes les voyelles, niveau facilité d’appréhension. L’œuvre était indicible à bien des égards. Tout d’abord, Wally écrivait comme s’il était bègue des bras. C’était à un point tel qu’il était plus facile de lire les chiures de mouches authentiques qui ornaient ses manuscrits que les signes tarabiscotés dont il avait empli des hectares de pages. Quelque part, on avait abattu de grandes et fières forêts abritant milles essences pour ce résultat, pour ce sommet d’anti-littérature, pour rien. Ryan en aurait bien profité pour inventer les concepts d’écologie, de déforestation raisonnée, de développement durable, et d’interdiction aux vieillards milliardaires à user du crayon, mais son esprit était bien trop occupé à cette tâche désespérante que consistait la lecture intégrale des archives familiales de la famille Brow.

Le testament du vieux grigou tenait lieu de tout et de rien. Tout à la fois autobiographie, grand livre de comptes, précis de tactique militaire, guide de survie en milieu hostile, compass d’investissement dans l’immobilier, roman ésotérique, livre de recettes, (Ryan avait particulièrement apprécié l’histoire du cheval de Przewalski, dévoré cru dans le désert de Gobi), comput généalogique, inventaire botanique, annuaire de médecine parallèle, satire politique, traité comparé de misogynie ordinaire, pamphlet antirépublicain, charge antiabolitionniste, anti-nègre, anti-jaune, anti-rouge, anti-tout ce qui n’était pas de près ou de loin un Brow pur souche.

Ryan commença à avoir des haut-le-cœur en fin de matinée, la nausée vers le milieu de l’après-midi et carrément envie de vomir après vingt-deux heures. Il n’en pouvait plus de cette suffisance mondaine assumée et de l’hypocrisie teintée de racisme ordinaire qui se dégageait de l’œuvre. Un jour de plus où rien de consistant d’un point de vue administratif ou juridique ne put être extrait de la lecture des mémoires du vieux Walter Brow. On se foutait bien de savoir que la porte du manoir familial avait été bénie par le pasteur Burton, celui-là même qu’on avait découvert quelques années plus tard pédéraste au dernier degré, et qu’en conséquence de quoi la porte avait du être rebénite par un pasteur dont on avait pris soin de vérifier l’exemplarité des mœurs. On se foutait bien de savoir que la vieille usine de fabrication de tonneaux du Maryland avaient été racheté pour 125.000 $ de l’époque et un cheval mustang à robe blanche, même si la mention du cheval était soulignée en rouge, trois fois. Le mustang avait été enterré dans le parc de la demeure familiale depuis bien douze ans et la tonnellerie avait mystérieusement brûlé avec une part de ses employés au début du siècle. On se foutait bien de savoir que la vieille tante Cadenza Brow Wilett était une invertie. On se foutait bien de savoir que le maréchal Lyautey, ce militaire français rencontré lors d’un voyage plénipotentiaire au Maroc, ce Napoléon d’opérette, ce bouffeur de grenouilles et d’escargots dont Brow s’enorgueillissait pourtant d’être l’ami, avait dit que les femmes n’étaient que des vagins qui puent.

On se foutait bien de tout ce que pouvait raconter Mr Brow dans ses déprimantes épitres à sa progéniture.

Tout ce que Ryan voulait et cherchait dans la masse de vélin qui envahissait son bureau et ses méninges, c’était un document simple et clair du genre « Grand un - ce que je possède. Grand deux - ce que je lègue et à qui. »

À la rigueur, un chapitre optionnel contenant tous les secrets honteux et médiocres de la famille Brow, parce qu’on avait bien mérité un peu de scabreux à lire pour se détendre, histoire aussi de se rappeler que les soucis des gens riches, c’est quand même autre chose que ceux du péquin moyen.

Le vieux singe devait avoir quelque chose contre les clercs de notaire. Il ne pouvait en être autrement. La tâche était désespérante de monotonie.

Ryan avait vraiment besoin de se changer les idées. Les Brow occupaient tout son espace cérébral, social, vital depuis maintenant un bon mois et cela commençait à lui cuire sincèrement les lobes du cerveau.

Au dehors, la pluie battait toujours la mesure dans le noir de la nuit New-Yorkaise. Il fit craquer ses doigts par habitude, et par habitude ceux-ci répondirent par un vif lancement arthritique. Elle s’installait lentement mais sûrement dans ses articulations meurtries par déjà des années et des kilomètres de pratique de la plume. Il étendit ses bras en arrière et baîlla longuement.

Toujours aussi peu résolu à se replonger dans la fastidieuse lecture, il se leva et entreprit de faire les cent pas dans la pièce, ce qui consistait essentiellement à faire cinq pas en direction de la porte, se retourner, faire cinq pas en direction de la fenêtre, puis reprendre en un et répéter ainsi le mouvement jusqu’à ce qu’on en ait marre.

C’est à la cinquième reprise de l’exercice que l’incident se produisit, quand Ryan s’approcha de la fenêtre et se retourna. Là où aurait dû logiquement se situer la porte fermée de son bureau se trouvait maintenant, certes toujours la même porte, mais qui s’ouvrait maintenant en grand sur le couloir sombre de l’étude.

Il se figea instantanément, en même temps que son sang.

Quelqu’un venait d’ouvrir la porte, ceci sans un bruit, sans un souffle, sans un déplacement d’air. Après le bref instant de peur panique, et comme rien d’oppressant ne se passait, Ryan recouvra ses esprits. Probablement qu’un collaborateur de l’étude avait oublié ses clés ou repensé à un dossier en cours et avait ouvert en silence ladite porte pour fouiller d’un regard la pièce. Après tout, Ryan n’était pas le seul employé consciencieux à travailler pour le compte de Crook&Barneys. D’une voix qu’il eut de la peine à faire paraître assurée, il héla l’éventuel ouvreur d’huis en lui demandant de se présenter.

Aucune réponse ne lui parvint.

Le cœur de Ryan commençait à battre sourdement dans sa poitrine. Un visiteur indésiré était la pire des choses qu’il pouvait craindre. Il n’y avait rien à voler dans les études notariales, en tout cas, rien pour les monte-en-l’air ordinaires. Pas d’argent, pas de bibelots de valeur, seulement de la paperasse, rien que de la paperasse, et encore de la paperasse. Si un braqueur trouvait élégant de venir faire les tiroirs du vieux Crook, c’était soit qu’il était extrêmement sûr de lui et résolu, soit qu’il était complètement siphonné. Aucun des deux cas de figure n’enchantait Ryan.

Après s’être armé d’un buste trônant sur une petite étagère et censé représenter on ne savait trop qui, probablement une quelconque divinité de l’acte notarié ou le saint protecteur des scribouillards, Ryan trouva le courage de s’aventurer dans la pénombre du couloir. A peine eut-il franchi le palier qu’on le rappelait depuis la pièce.

- Derrière vous, jeune homme ; prévint une voix, ni bienveillante, ni réellement agressive non plus, mais quand même tout à fait surprenante pour quiconque se sachant absolument seul dans une pièce.

Le buste ne résista d’ailleurs pas à l’effet de surprise et s’en fut terminer sa carrière décorative sur le parquet, se brisant en une multitude de fragment de plâtre. Ryan hurla, se retourna, puis il vit la chose, et hurla alors encore plus fort.


A suivre...

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