mardi 21 juin 2011

Feu Mr Brow, suite et fin

Résumé de l'épisode précédent : Ryan est en bien fâcheuse posture (parce qu'il se tient un peu vouté et du coup ça lui fait une sciatique)...

Sur son siège se tenait ce qu’il serait indécent d’appeler un homme. Ce qui avait dû être autrefois un homme serait plus approprié. Bien qu’il fût habillé d’un costume sinon propre, en tout cas de bon goût et de fort bonne facture, l’individu n’avait pas plus forme et visage humain qu’un cadavre de six mois enterré. Ce qu’il était vraisemblablement, d’après les maigres connaissances en médecine de Ryan. L’individu était en état de décomposition déjà avancé mais ne semblait pourtant pas en souffrir outre mesure. On aurait même dit, vu son air fat, qu’il prenait plutôt la chose avec philosophie. Ceci n’empêcha pourtant pas Ryan de vaciller sur ses jambes et de tomber en avant, les deux mains au sol.


- Que diable, mon garçon, un peu de sang-froid, s’il vous plait ! Ne faites pas honte au courage légendaire de nos aînés. A moins que vous soyez fils d’un quelconque rustre de la vieille Europe…

- Qui êtes-vous ? parvint à articuler Ryan au prix d’un effort de maîtrise de son larynx.

Le cadavre ambulant esquissa un sourire carnassier, rendu grotesque par la quasi-absence de ses lèvres. Puis il ouvrit grand les bras.

- Qui suis-je ? Mais le responsable de tout ceci, jeune homme…



Dans le quart d’heure qui suivit, le vieux Brow expliqua comment, par des connaissances accumulées au cours de sa longue et riche existence, et par des procédés impies qu’il tenait d’une vieille tribu de sauvages d’on ne sait plus trop quelle région du globe, il était plus ou moins revenu à la vie. Partiellement mort, parvenant à se déplacer entre les plans d’existence, maîtrisant le voyage hors du corps, voilà l’histoire qu’il livra à Ryan qui eut toutes les peines du monde à comprendre. Le visiteur nocturne du jeune clerc évita toutefois consciencieusement de rentrer dans les détails, d’une part parce qu’il tenait à garder le secret d’un tel prodige, et d’autre part parce que time is money, même quand on est mort ou tout comme.

Le but de sa visite impromptue à l’étude de maître Crook n’était clairement pas de tailler le bout de gras avec un lampiste.

- Parlons vite et bien, j’aimerais que vous fassiez disparaître ce fatras de conneries. Tout. Brûlez tout. Je lègue toutes mes possessions à une quelconque œuvre caritative pour vrais américains. Je vous laisserai choisir.

Ryan en serait bien tombé de sa chaise, mais elle était occupée par le décharné.

- Je ne peux pas faire ça, Mr Brow. C’est interdit. Ce qui est écrit…est écrit. On ne peut modifier un document post-mortem…sauf votre respect.

Les yeux secs du vieillard laissèrent filtrer une lueur malsaine.

- On ne me dit pas non. Pauvre idiot. Et je vous le répète, je ne suis pas mort. Pas vraiment.

- Mais vous avez été déclaré officiellement mort !

- Le poids de l’administration…voilà le legs de ces fats politiciens et bureaucrates. Je me fiche bien de savoir ce qui est officiel. Ce soir, vous brûlez mon testament, jeune Ryan.

- Mais pourquoi voulez-vous faire une telle chose ?

- Parce qu’en y réfléchissant bien, je ne ferai pas de mes descendants des gens aussi prompts et entreprenants que moi en les installant dans l’excès confortable et le luxe capitonné d’une cage dorée. Je me suis fait à la force du poignet. Si je veux pouvoir un jour être fier de mes petits-enfants, je n’ai pas d’autre option. Mes possessions disparaîtront avec moi. Brûlez tout, Ryan. Et que du brasier s’élève la promesse d’un nouvel âge d’or pour la famille Brow.

Le clerc ne savait pas ce qui l’effrayait le plus, le visage hideux du vieux en plein délire égocentrique ou la promesse du sale quart d’heure d’anthologie qu’il ne manquerait pas de vivre le lendemain quand Preston découvrirait le chantier. Brow vit l’hésitation du jeune scribe, et se fit, comme si la chose était possible, encore plus menaçant. Ryan perçut alors la folie mauvaise qui habitait les orbites de la chose et se mit à trembler.

- Brûlez tout…Maintenant.


***

On avait dépêché sur les lieux pas moins de trois unités d’intervention provenant d’autant de casernes des environs. L’immeuble entier, qui abritait l’étude notariale réputée Crook&Barneys, avait été la proie des flammes durant une bonne partie de la matinée. Et malgré la compétence reconnue et la grande expérience des pompiers New-Yorkais, rien n’avait pu être sauvé, la faute probablement à l’immense quantité de combustible papier que contenait le bâtiment. Aucune victime ne fut toutefois à déplorer si ce n’est la réputation d’infaillibilité de Crook&Barneys. On ne retrouva miraculeusement dans les décombres qu’un seul document exploitable, le testament d’un riche industriel de la région, qui, pas de chance pour ses ayants droits, alléguait vouloir déshériter toute sa famille au profit d’une œuvre caritative. L’acte fut enregistré dans ce sens au grand désespoir de la famille.

L’affaire de l’incendie avait défrayé la chronique pendant un certain temps, car il s’agissait d’un acte criminel. L’étude était partie en fumée par la faute d’un seul homme, un employé des lieux qui, par pure folie, avait bouté le feu à son bureau avant de sortir en hâte du bâtiment. C’est lui-même qui avait appelé les secours. En proie à un grand trouble, il avait justifié son geste en hurlant avoir agi sous les ordres directs d’un client important de l’étude qui était venu le visiter durant la nuit. L’enquête prouva toutefois rapidement que le client en question était décédé depuis plusieurs mois déjà. L’employé se mit alors à tenir des propos incohérents sur la nature de son visiteur, indiquant aux enquêteurs qu’on retrouverait sans nul doute son cadavre dans les décombres. Il n’en fut rien. Au cours de l’instruction judiciaire qui suivit, plusieurs médecins et experts divers constatèrent la grande détresse psychologique du prévenu. Il fut alors placé en établissement psychiatrique, fou à lier, doux fou à lier, et, aux dernières nouvelles, y réside toujours. Personne ne put témoigner de la présence sur les lieux d’un quelconque individu suspect qui aurait répondu au signalement qu’avait fait le dérangé. Le dossier fut donc classé.

A noter toutefois qu’un proche des lieux au moment du drame, un patrouilleur effectuant sa ronde de nuit, ancien maquignon de son état, fit un témoignage insolite qui parvint aux yeux des enquêteurs. Passant pour son service non loin du quartier où sévissait l’incendie, il indiqua, dans un rapport adressé à ses supérieurs, avoir failli être renversé, cette même nuit, par un cheval et son cavalier, filant ventre à terre. Ce qui frappa l’homme fut l’odeur assez détestable qui avait émané du cheval lorsque qu’il était passé à sa portée et la saleté et les blessures dont il semblait recouvert. L’homme affirma que, du temps de son ancien métier, lui-même n’aurait pas ainsi négligé un si bel animal, un mustang, prit-il soin de préciser.

2 commentaires:

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