mardi 24 mai 2011

L'énigme du Pendu - Episode 2/2

Jambes écartées, poings posés fermement sur des hanches auxquelles on aurait pu suspendre assez de harengs à fumer pour permettre à une famille Irlandaise de tenir au moins deux hivers. C’est toute la puissance grandiose et rayonnante de l’empire britannique qui, sous les traits ridés d’une dame qu’on aurait dit taillée dans une plume de corbeau, fit son entrée sur les lieux du drame. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il avait l’air salement en pétard, l’empire.

La tête de Brighton, qui d’ordinaire faisait déjà penser à un demi-œuf mollet posé sur un cube de gelée, s’enfonça violemment dans sa cage thoracique sans même passer par les épaules. Il avait maintenant l’air d’un œuf au plat posé sur une gelée de l'avant-veille.

- Miss Marblecake ! Quel plaisir ! Déjà levée ? Nous ne vous attendions pas de sitôt ! Voire même pas du tout. Quel est le crétin…je veux dire, qui vous a prévenu ? J’avais pourtant donné des instructions...
- Mon pauvre ami, coupa la vieille dame, votre cerveau est désespérément confit dans son gras. Je ne suis pas encore aussi empotée que vous et je ne fais plus la grasse matinée depuis des lustres. D’ailleurs, à propos de lustre, en voilà un beau. Il y a vraiment des gens qui ont des goûts douteux en ce qui concerne l’aménagement intérieur.

Elle désigna de son parapluie le pendu qui trônait toujours fièrement au milieu de la pièce, balançant mollement au gré des courants d’air viciés qui parcouraient l’appartement.

- Excellent, excellent Miss ! se força à rire Brighton, ne sachant plus si la sueur qui lui coulait du front était encore le fait de sa randonnée escalière ou de la visite impromptue de l’irritable Miss Marblecake.
- Je suis venu voir comment l’enquête n’avançait pas, Brighton ! J’arrive ici et on me balance des petits chauves dans l’escalier. Vous parlez d’un accueil. Sachez, vieille baderne, que rien de ce qui se passe à Londres ne m’est inconnu. Et ce qu’on essaye de me cacher, je l’apprend encore plus vite.

Arrêtons là un instant le cours du récit pour introduire, avec sa permission, car il vaut mieux avoir sa permission pour introduire le personnage, l’honorable Miss Marblecake.

Miss Marblecake était originaire du petit village de Saint Moly Raw Meat, dans le Devonshire. Les vieillards les plus décatis du lieu avaient depuis longtemps déjà perdu le compte des années quant à son âge à elle. Elle était la doyenne du bourg, c’était un fait admis. Peut-être même la doyenne de tout l’empire. On murmurait d’elle qu’elle avait connu l’amiral Nelson alors qu’il avait encore sa vision stéréoscopique et que c’est un coup de parapluie mal placé de la demoiselle qui lui fit perdre l’usage de l’œil droit et l'appréciation des distances, surtout les distances à tenir avec une dame de si fort tempérament. Pire que tout, le monstre du Loch Ness lui-même aurait eu le privilège d’être un contemporain de la vieille fille, ce alors qu’il n’était pas plus gros qu’une grenouille. Et les plus mesquins estimaient même qu’elle avait sans doute eu l’occasion de lui donner le sein, histoire de lui transmettre sa longévité ainsi que son mauvais caractère légendaire. Ces mesquins là n’avaient en général pas le temps de répéter plus d’une fois leur sarcasme.

Vétérane de plus de guerre que la couronne britannique n’avait su mener, plusieurs fois championne de boxe universitaire dans la catégorie masculine, ayant même fait s’agenouiller le Roi devant elle, ce par un coup de genou judicieusement placé, Miss Marblecake était à la pointe de tous les combats systématiquement perdus d’avance pour ses adversaires. Elle s’était faite avec le temps une fonction de redresseuse de tort, et d’enquêtrice hors pair essentiellement pour le simple plaisir d’avoir raison seule contre tous, et ce sur n’importe quel sujet. Passionnée par la résolution d’énigme criminelle, c’est naturellement et bénévolement qu’elle amenait, depuis de nombreuses années déjà son concours à la résolution de plus grandes enquêtes policières du pays. Elle s’appuyait en cela sur ses incontestables qualités d’observation et de déduction et sur un don hors pair pour la psychologie. Miss Marblecake s’enorgueillissait en effet de connaitre les tréfonds de l’âme humaine mieux que quiconque. Il est vrai qu’elle avait passé beaucoup de temps à observer les gens de son village et que cela était pour elle une source inépuisable d’information sur le fonctionnement de l’esprit humain. N’importe qui, n’ importe où, dans n’importe quelle situation lui faisait penser à une connaissance de Saint Moly Raw Meat. Comme elle le disait souvent elle-même « Ce serait foutaise de croire que les gens d’ici sont moins cons que ceux de Saint Moly. » Enfin, Miss Marblecake avait toujours une façon particulière et bien à elle de signaler sa présence sur une scène de crime, un peu à la manière d’une course de lévriers afghans s’invitant dans une partie d’échec.

- Tiens, mais c’est le petit Twinings ? Vous avez le bonjour de votre alcoolique de mère, mon ange. Vous seriez fort aimable de faire quelque chose au sujet des bouteilles qui trônent dans son jardin et qui déshonorent le quartier.
- Heu…répondit fermement et avec beaucoup d’aplomb Twinings.
- Ha ! surenchérit Brighton, un sourire radieux aux lèvres.
- Ne faites pas l’imbécile, Brighton. Je ne pensais pas vous trouver ici étant donné que je n’ai vu aucune grue portuaire dans les environs susceptible de monter votre masse informe jusqu’à une telle altitude. Je me dois de constater l’exploit que constitue le fait de vous tenir ici sans que votre cœur ou le plancher n’ait rendu l’âme.
- Cocasse, cocasse…et délicieuse, exagéra l’inspecteur, désireux d’en finir avec les mondanités spéciales de Miss Marblecake. Bien, je m’en voudrais de vous retenir Miss, vous avez sans doute mieux à faire que de nous assister à la résolution de cette enquête criminelle.
- Vous assistez ? Mais vous distillez complètement du cigare, mon pauvre ami. C’est un fait, vous êtes bon pour l’asile. Les seuls qui doivent assister à quelque chose ici, c’est vous. Faites donc taire un peu votre bouche et les bruits produits par vos divers organes internes l’espace d’un instant. Nous avons ici un mort et je voudrais savoir ce qu’il s’est passé.

Les deux hommes firent contre mauvaise fortune silence. Brighton remis toutefois la lettre à Miss Marblecake qu’elle parcouru prestement. Sitôt sa lecture finie, elle se mit aussitôt en ordre de marche et avec une aisance et une souplesse surprenante pour une femme dont l’âge indéfinissable laisser toutefois à penser qu’elle avait du être, au moins pendant quelques décennies, la contemporaine de certains pharaons, elle commença à inspecter avec fougue et méticulosité le moindre recoin de la pièce.

- Haha ! s’écria soudainement Miss Marblecake au détour de l’ouverture d’un petit buffet sans style
- Quoi donc Miss ? Vous avez mis la main sur un indice ? renifla Brighton, la truffe humide.
- Mieux que ça, le bar à alcool !
- Elle en extirpa prestement une pleine bouteille de Gin ainsi que deux verres qu’elle emplit immédiatement d’un geste vigoureux et précis.
- Non merci, Miss, je ne bois jamais pendant le service ! répondit la main dressée de l’inspecteur, tandis que ses lèvres et sa langue criaient silencieusement le contraire.
- Idiot, dit Miss Marblecake, tout en ingurgitant cul sec le premier verre, Les deux godets sont pour moi. Le premier sert à désinfecter la gorge pour permettre le passage sans risque du second, le second sert à atténuer la sensation de brulure du premier. C’est médical. Pouvez pas comprendre. De toute façon, vous, vu votre tête, vous avez du tomber dedans quand vous étiez petit, ou si ce n’est vous, c’est donc votre mère. Bref, autant dire que vous n’avez pas besoin d’avoir encore moins de contrôle sur vous-même. La cote d’alerte est déjà atteinte.

Sur ces sages paroles elle s’enquilla le second et même un troisième pour la déroute qui se lisait en première page sur le visage de Brighton. Elle jeta délicatement les verres par-dessus son épaule tout en s’essuyant la bouche du revers de sa manche en flanelle.

- Bien, notre affaire est claire, messieurs. Ceci est un accident.
- Admirable, Miss, admirable ! Maintenant nous allons faire émettre un mandat d’arrêt immédiatement et…Quoi ? Réalisa soudain l’inspecteur. Mais pourtant tout indique qu’il s’agit d’un assassinat…!
- Ou d’un suicide, dit mollement Twinings.
- La seule chose qu’on assassine ici c’est l’intelligence. Et par votre simple présence qui plus est, Brighton. Le pendule ici présent n’a été ni tué ni ne s’est suicidé, c’est une évidence. Et en voici la preuve.
Miss Marblecake fit soudain apparaitre dans la paume de sa main une petite carte de visite.

- Ça alors ! Vous faites de la prestagitation Miss Marblecake ? Vous êtes décidément surprenante !
- Prestidivination, corrigea Twinings, l’index levé et la bouche en cœur.
- Vous faites une belle paire d’imbéciles, ponctua Marblecake en se fendant de rapides coups d’estoc de parapluie dans l’abdomen des deux fonctionnaires de police.

Tandis que l’agent se demandait comment il allait expliquer à Mrs Twinings qu’un des boutons de sa vareuse venait de sauter suite au coup élégamment ajusté de Miss Marblecake, Brighton commençait lui à perdre autant patience que la face.

- Mais qu’est ce que donc au juste que ce morceau de papier ? Voudriez-vous m’expliquer ?
- A l’évidence il s’agit d’un paquebot miniature, lâcha une Miss Marblecake excédée. C’est une carte de visite, elle était sur le buffet. Vous le faites exprès ou quoi ? Lisez, espèce d’âne bâté ! Lisez donc !

Brighton pris la carte, se racla la gorge et lu :

- « Sri Nasranamapilan, scénariste et metteur en scène de théâtre, membre de la troupe de l’école royale de comédie de Calcutta » Qu’est ce que tout cela signifie ?
- Cela signifie que notre sujet est scénariste et metteur en scène de théâtre, c’est fou ce qu’on peut comprendre en lisant les mots et en les collant les uns après les autres. On appelle cela « faire des phrases » Brighton. Vous devriez essayer. Notre cher Monsieur Sri, ci-devant « le pendu », est scénariste. Probablement qu’il est venu chercher quelque bonne fortune d’artiste dans la vieille mère-patrie. La missive qu’il a rédigée et que vous avez benoitement prise pour une lettre de suicide, est en fait pour partie un morceau de la pièce de théâtre qu’il est en train d’écrire et dont vous aviez au verso le titre, si vous aviez pris soin de retourner le feuillet. Voyez, c’est écrit ici, « le pendu » souligné trois fois alors même que d’autres propositions de titre ont été barrées « L’appel de la poutre », « Un nœud trop parfait », ou encore « Que je sois pendu si je me suicide ». C’était certes une lettre de suicide mais factice, mes très chers.
- C’est bien joli, Miss, mais cela n’explique pas pourquoi l’individu est pendu, objecta judicieusement Brighton. Je ne suis pas un expert en théâtre mais il me semble que si quelqu’un meurt dans une pièce, il n’est pas forcément obligé de mourir en vrai, même si je comprend que cela puisse amener un peu de vraisemblance.
- Mais justement, andouille assermentée ! C’est précisément la vraisemblance qui a poussé notre homme à se suspendre ainsi. Voyez. En bon metteur en scène, il a voulu prendre soin de vérifier la justesse et le réalisme de la scène qu’il voulait décrire dans sa pièce.
- Oui mais cela n’explique toujours pas pourquoi il est réellement passé à l’acte.
- C’est précisément là qu’intervient l’accident, sombre bulot anancéphale ! Sri est scénariste, il lui manque l’idée qui le fera connaitre sur les scènes Londoniennes. Il l’a trouve : interpréter un pendu avant son suicide. L’idée, somme toute intéressante, lui vient au sortir de ses ablutions du soir, ce qui explique qu’il soit nu. Vous connaissez les artistes, sitôt qu’ils ont une bonne idée, peu importe où ils sont, il faut qu’ils puissent la réaliser de suite. Il sort de sa douche prestement, pose la savonnette sur la table basse, puis vient rageusement écrire le présent feuillet la main encore mouillée, comme en témoigne les traces d’humidité sur le papier. Il griffonne quelques titres à l’envie…puis il entreprend de voir ce que donne la mise en scène. Il monte sur la table basse pour réaliser son nœud sur la poutre de la charpente avec la corde à rideau. Il tente aussitôt d’en éprouver la solidité. Et pour de rire, l’homme étant fantasque si j’en juge le ton de la fausse lettre de suicide, introduit sa tête à l’intérieur pour voir l’effet que cela fait. Excité par sa trouvaille, il bouge son pied par mégarde, et le pose sur la savonnette. La savonnette profite de l’occasion pour traitreusement s’échapper contre la porte, notre infortuné scénariste glisse, fait basculer la table…le nœud coulisse sur sa nuque et fait le reste. Fin de l’acte, rideaux, applaudissements. Notre ami aura joué sa dernière pièce à guichet fermé et verrouillé de l’intérieur.

Les trois spectateurs en restèrent coi. Les deux policiers parce qu’ils étaient sidérés, et le pendu parce qu’il était mort mais certainement que s’il avait encore eu une parcelle de vie en lui, il l’aurait dépensé à applaudir le raisonnement limpide de Miss Marblecake, et on n’aurait pu que lui donner raison. Elle rayonnait au milieu de la mansarde de sa toute puissance intellectuelle. L’inspecteur Brighton en était soufflé, ce qui vu la proportion de la chandelle, ne constituait pas à une mince affaire. L’agent Twinings en avait quand à lui temporairement oublié ses problèmes de boutons.

Brighton restait cependant visiblement chiffonné. Au bout d’un moment, n’y tenant plus, il interrogea :

- Miss, j’ai parfaitement compris vos explications, mais il nous reste quand même un problème sur les bras. Qui dois-je donc faire arrêter alors si la victime s’est elle-même auto-homicidée par accident ?

Miss Marblecake ouvrit de grand yeux consternés, se contenant visiblement pour ne pas frapper en pleine face le morceau de lard rubicond qui tenait lieu de tête au policier, et finit par répondre doucement :

- Mais l’opium, mon petit vieux ! Il faut absolument que vous arrêtiez l’opium ! Ça devient urgent, là. Très urgent. C’est inquiétant, terrifiant, même.

Là-dessus, la petite bonne femme tourna les talons en secouant la tête et disparu aussi soudainement qu’elle était arrivée, laissant seule Brighton et le bobby Twinings dans la pièce au pendu. Ses dernières paroles raisonnèrent toutefois au niveau du 2ème étage avec suffisamment d’écho pour que les oreilles en feuille de choux de l’inspecteur puissent en capter le sens : « Même à St Mary j’ai jamais vu ça. Même ce pauvre Benjamin Applegate, paix à son âme de demeuré, que les gens appelaient Benny le bienheureux, même lui n’était pas aussi con ! »

- Sacré bonne femme, hein ? dit Twinings pour tenter de détendre l’atmosphère derechef qui venait de cristalliser subitement.

Mais l’inspecteur ne répondit pas. Le nez touchant presque sa lèvre supérieure tendue en une moue constipée, l’officier du Yard réfléchissait, ce qui constituait en général des moments si rares et si intensément dramatiques qu’aucun de ses hommes n’aurait alors pris le risque de l’interrompre. Il finit par émerger de ses pensées et s’adressa en ces mots à l’agent Twinings :

- Lawpiom…Lawpiom…ça sonne gallois comme blase, ça, non ?

5 commentaires:

  1. j'aime vachement.
    faudrait que je présente ce trio à un certain Pif Lechien, il aurait beaucoup à apprendre d'eux.

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  2. [:implosion du tibia]

    Un cerveau confit avec un t par contre, non ?

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  3. Tou à fai très chère Dolo !
    Et merci de ta visite.

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  4. Moi je me demande si elle s'est pas trompée... on dirait quand même bien un peu un meurtre.
    (et sinon, me suis bien poilée)

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  5. Chère Poupoune, je suis de votre avis mais faites silence, je vous prie, elle pourrait bien nous entendre !

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C'est là qu'on laisse son petit commentaire, une seule règle : être poli. Oh pi non, on s'en fout !