vendredi 15 avril 2011

Il ne rentrera pas ce soir

Cette semaine, prenez corde, piolets et havresac, car je vous emmène en haute montagne à la découverte des fiers alpages bien de chez nous ! Atla !

Marie, l’homme est parti, bien une semaine de cela à présent. Seul, à la dérive sur l’océan, frêle esquif, coquille de noix, c’est comme ça que tu l’imagines, c’est certainement proche de la vérité. Qu’importe le lieu commun, c’est un bateau qui l’a emporté, son bateau, le chalut de son âme.

Il est pêcheur, Marie, ton homme. Tu le savais en l’épousant, tu le savais en le rencontrant, tu le savais avant même de le voir pour la première fois, tu l’as senti. L’odeur du bar, le poisson, pas le lieu. Le lieu, l’endroit, pas le poisson. Bar est un terme vernaculaire, ça tu ne le savais pas, Marie. Mais non ce n’était pas au bar, c’était à la criée. Tu faisais les commissions pour la mère. Lui, il revenait de la pêche, il entassait des caisses emplies de poissons argentés, comme son père le faisait avant lui et comme avant lui le faisait le grand-père de son père, mais pas son grand-père à lui, puisqu’il était mort à la guerre. La grande muette avait pris le pas sur la grande bleue. Qu’importe la fin, on restait bien peu de chose face à l’une ou à l’autre de toute façon.


Tu savais que l’homme, ce serait le tien, celui-là, quand il t’a souri et que tu lui as souri en retour contre ta volonté. Tu le savais quand il t’a fait la cour à l’ancienne, quand il t’a demandé si tu habitais encore chez tes harengs, vieille blague du cru. Tu as dis oui à l’homme pour un soir un peu plus chaud que les autres, puis d’autres soirs ont suivi, vous avez « fréquenté ». Tu as fini par dire encore oui, un oui solennel, à l’Eglise de Loctudy. Evidemment, ça se passe en Bretagne, ces histoires hauturières. C’est classique.

C’est le métier que tu as épousé quand l’homme te passait la bague au doigt, sa plus belle prise. Femme de patron pêcheur, une sinécure d’iode. Elles ne passent pas leurs journées sur la grève à attendre le retour de l’homme le visage battu par le vent du large. L’image est belle, connue, mais las, elles ont d’autres poissons-chats à fouetter.

Mais elles y pensent quand même. Ça sert le cœur. Ouessant, Iroise, voilà les maîtresses de ton homme, Marie, celles qu’il connait mieux que toi. Celles qu’il pénètre intensément, celles qui se cabrent sous la proue de son embarcation, le soulèvent et lui battent les flancs sans jamais se fatiguer. Celles à qui il confie sa vie tous les jours, et qui lui donnent bien peu en retour.

La radio grésille les dernières nouvelles du front de mer, elles ne sont pas bonnes. Le temps sera gros, comme ton cœur ce soir, Une nuit de plus à attendre sans nouvelle, les nuits sont moins chaudes sans l’homme. Tu sers tes jambes l’une contre l’autre sous les draps et tu mords tes lèvres. Tu ne dors pas.

Quand on aime, on ne compte pas, ni les moutons, ni les nuits d’insomnie à attendre le retour. Les années passent mais jamais l’angoisse ne s’estompe, simplement on vit avec. C’est un poids mort qu’on traîne au bout de la jambe, il nous encombre et rappelle sans cesse qu’il est là au lourd cliquetis de sa chaine. Et quand l’homme revient, on souffle un instant mais le boulet rappelle que tôt ou encore plus tôt, l’homme va repartir parce que le poisson est là bas, au large, là où l’homme est encore moins le bienvenu qu’ailleurs.

Marie est inquiète parce que le chalutier aurait du rentrer depuis plus de deux jours maintenant. Les réserves en carburant ne permettent pas de tournées plus longues que la dizaine. Un ennui mécanique, peut-être ? Au Diable l’avarie.

Alors elle prie, Marie, elle appelle sa patronne, la vraie, la Sainte, pas celle de la petite entreprise logistique dans laquelle elle travaille à la comptabilité. Cette patronne-ci, c’est une peste. Et elle ne l’aime pas. La seule qui vaille c’est la Vierge. Elle lui dit que si l’homme revient, elle promet d’être bonne, meilleure, la meilleure épouse, la meilleure femme, la plus pieuse de la paroisse, elle promet aussi de ne plus dire du mal de la peste, elle corrige, de Madame la patronne. Elle négocie, elle développe un argumentaire commercial précis et éprouvé pour vendre au Bon Dieu l’image du bonheur parfait que file son couple. On ne va quand même pas casser si belle union juste pour la nécessité de maintenir des statistiques d’accidents en mer et rappeler à tous que les voix du Seigneur sont impénétrables. On le sait, Mon Dieu, on le sait, pas la peine d’insister, pas sur ce coup là, s’il vous plait. On vous croit sur parole mais non, là, franchement, vraiment, ça le ferait pas. Elle hésite à menacer le bon Dieu de suicide, c’est un coup à finir en enfer. Faire du chantage affectif à un type qui n'a pas hésité a laissé crever son propre fils sur la croix, autant demander à Alan Stivel de se mettre aux polyphonies. Elle s’en remet à Saint-Pierre et dit qu’elle acceptera tout ce qui viendra, en bon comme en mauvais, mais quand même si ça pouvait être en bon, ben ce serait pas dommage. Un signe de croix, l’affaire est close, over. A vous tour de contrôle.

La liaison est mauvaise. Le Bon Dieu n’écoute pas ou fait grise mine de rien comprendre. Ces collègues au bureau des pleurs itou. Poséidon, Thétis, Océanos, Triton, Nérée…Les ouïes maritimes entendent d’autres ouailles. L’homme ne rentre toujours pas.

Alors Marie appelle les garde-côtes, elle suit la procédure. Fluctuat en espérant que mergitur soit pour une autre fois mais rien n’est moins sûr.

Les heures sombres passées à attendre ne seront pas vaines. L'histoire finit bien, ou disons sobrement qu'elle continue. L’homme rentre enfin, escorté par les mariniers venus à sa rescousse. C’était un ennui mécanique, oui. Une courroie, une bielle, un piston, un brequin plus vil que les autres et une radio qui déconne au meilleur moment, évidemment. Marie s’en fout, elle saute au cou de l’homme, il pue. La transpiration, la graisse minérale, le bar. Il pue et elle aime ça parce qu’il pue le fait d’être en vie. Et c’est tout ce qui compte. Elle l’embrasse. Il la porte, la fait tourner, une fois, deux fois, puis la repose au sol. Le boulet patientait dans un coin, il revient nonchalamment se fixer aux chevilles de Marie. L’homme détourne les yeux de sa femme, il regarde le bateau puis la mer.

Elle baisse la tête, et elle pleure. Pas longtemps. Mais il n’y a pas le vent du large qui gifle son visage pour sécher ses larmes. Alors ses joues sont mouillées quand même. L’homme est rentré mais son âme est toujours là bas, passée la ligne d’horizon. Il nage avec les poissons. Il danse avec la mer, la plus belle des salopes du bal, et il y retournera sans doute demain pour un nouveau tour de piste, parce qu’elle lui fait de l’œil depuis un bail et qu'il l'a dans la peau, sur la peau même, le gout du sel. Et d’autres grains, d’autres chagrins suivront. D’autres soirées d’angoisse muette pour la femme, d’autres nuits à mordre son poing silencieusement dans le noir. Et ainsi de fuite jusqu’à la fin du monde. Mais Marie attendra, elle n’est pas jalouse.

Que cela vous serve de leçon les petits amis. Il est toujours dangereux de partir en randonnée en montagne sans l'équipement adapté ! Un arva et une bonne paire de chaussure de marche sont un minimum. Heureusement pour l'homme qu'un bataillon de chasseurs alpins passait par là ! Rappelez vous ce vieil adage : "respectez la nature et la nature vous respectera, sauf si vous etes un gros con."

8 commentaires:

  1. J'apprécie surtout la morale de l'histoire !

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  2. "Et ainsi de fuite jusqu’à la fin du monde".

    Y'a des phrases comme ça qui vous renvoient ailleurs, et c'est chouette. C'est chouette de te lire Faman. Vraiment.

    Sonia.

    PS : Je t'interdis de me faire ne serait-ce que le début d'une blague avec "fuite" >> "incontinence" ahaha" ou un truc dans ce goût-là.

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  3. @ Walrus, j'ai hesité avec "qu'importe le reblochon, pourvu qu'on ait l'edelweiss"
    @Sonia, c'est une coquille, je voulais écrire "ainsi de cuite" mais j'étais bourré.

    Merci des messages en tout cas :)

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  4. depuis que tu t'es mis à écrire pour du vrai, tu chômes pas !
    à se demander si l'écriture, c'est pas un peu ton large à toi, ton horizon, ta destinée, le frère que tu n'as jamais eu, dieu sait si tu avais vécu, dès que le vent soufflera.

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  5. J'ai tout compris sauf pour mon frère qui est gendarme à Draguignan. Merci des mots Stipe, Quelqu'un de bien intentionné m'a donné un bon cap à suivre.

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  6. que dis-tu, un cap ? Une péninsule !

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  7. poignant et émouvant..tu veux toutes nous faire chialer ou quoi ?

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  8. Chialer ? Désolé, c'était pas le but ! Aaah, je le savais que j'aurais du caser quelque part "ils ont des chapeaux ronds, vive les bretons" pour détendre l'atmosphère...

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C'est là qu'on laisse son petit commentaire, une seule règle : être poli. Oh pi non, on s'en fout !