lundi 14 mars 2011

Le Vice Caché

C'était tôt le matin, parce que les meilleurs affaires, on les fait tôt le matin, quand les exposants arrivent. Faut pas attendre que les brocanteurs aient fini de déballer leurs cartons, ni même leur en laisser le temps. Le négoce, il se fait directement au cul de la bagnole si vous me permettez. Et puis j'adore ça, fouiller directement dans les paquets. On creuse un peu dans la vie des gens. On voit leur passé, ce qu'ils sont, ce qu'ils aiment, ce qu'ils ont été et ne sont plus. Alors faut aller vite, on les presse un peu, on insiste, on les stresse pour qu'ils nous vendent la merveille une bouchée de pain, pendant qu'ils ont la tête à comment ils vont organiser leur stand. C'est comme en amour, une fois que tout est sorti, y'a plus l'élan amoureux. Vous voyez ce que je veux dire, hein ?


Moi, je suis un lève-tôt. Premier sur les lieux, toujours à renifler la bonne occase. Mais ce matin là…pas vraiment d'affaire en vue. On était dans un de ces vides-greniers qui fleurissent au printemps dans les villages de campagne. Beaucoup d'exposants mais pas vraiment de professionnels. Fallait tomber sur des amateurs complets pour espérer encore faire quelques coups de fusil, des gens qui venaient d'hériter de la grand-mère, et qui se débarrassaient sans le savoir d'un authentique meuble d'époque Louis XV (et non pas de style) pour le prix d'une commode en agglo de chez Casto. Voyez le genre de pigeon.

Mais là, rien. Le soleil était déjà levé depuis un bout et les confrères chineurs avaient déserté le coin pour laisser la place aux braves chalands venus en famille acheter trop cher du plastique chinois d'occasion pour leurs gosses.

Je n'avais pas franchement meilleur programme pour la journée alors je suis resté dans le coin à bayer aux corneilles, et bien m'en a pris, parce que c'est là que j'ai fini par la voir. Au bout d'une travée, sur la table d'un stand coincé entre un vendeur de pièces auto anciennes et un disquaire yéyé. Elle était tout simplement magnifique.

C'était une très belle jeune fille, une nubile. Elle était assise sur la table. Complètement nue. Elle avait quoi, quinze ou seize ans ? Elle tenait resserrés ses genoux près du corps, tout contre ses petits seins blancs. Et comme il faisait encore un peu frais, elle enserrait ses jambes dans ses bras maigres pour tenter de garder un peu de chaleur. Sa tête posée sur ses genoux, elle frissonnait pourtant. Elle m'a presque fait de la peine.

Et personne ne l'avait remarquée. Les gens passaient devant comme sans la voir.

Je me suis approché, doucement. J'ai d'abord fait mine de regarder les autres articles sur la table, pour faire le type désintéressé. Je suis très fort à ce jeu là. Un vieux moulin à café, un jeu de cartes publicitaire d'une marque d'huile pour moteur disparue depuis des décennies…jamais compris l'intérêt que les gens pouvaient trouver à acheter de telles choses, des attrapes-poussières. Les greniers des uns se vidaient dans ceux des autres, et ainsi de suite depuis des millénaires. Combien de ces objets sentant le moisi et le renfermé reviendraient un jour, dans dix, vingt ou trente ans, pour se retrouver de nouveau en vente sur une table de brocante et repartir pour un nouveau cycle d'existence ?

Nonchalamment, j'ai commencé à regarder la fille de plus près. Ses bras blancs, ses mignonnes fesses roses, ses deux belles cuisses galbées, ses petits pieds posés l'un sur l'autre pour les protéger du froid. J'ai écarté doucement ses longs cheveux pour mieux voir son visage. Elle pleurait. Des larmes coulaient négligemment sur ses joues roses et son visage d'ange. On aurait dit une de ces vieilles poupées japonaises en porcelaine. J'en suis instantanément tombé amoureux. Elle était si belle.

Derrière la table, le proprio, assis sur une vieille chaise pliante de camping dans le plus pur style "Tour de France 1984" lisait avec grande concentration un magazine auto, évitant consciencieusement de s'occuper du client potentiel que j'étais. Je l'ai interpellé sans autre forme de politesse : "Combien pour la petite, là ?"

Il m'a regardé un instant par dessus ses lorgnons, puis il a replongé illico ses yeux dans son journal en me lançant un bref : "Quatre-vingt." Vieux grigou.

Ça ne valait pas quatre-vingt. La règle d'or de la brocante, c'est de négocier. Par principe, un vendeur demande toujours trop cher et un acheteur propose toujours un prix trop bas. C'est un jeu de con mais c'est le jeu. Le jeu de celui qui sera le plus borné et le plus obstiné. Mais j'ai de la pratique. "Ça vaut pas quatre-vingt", j'ai sifflé.

Alors on a commencé le combat. On a négocié. On a fait semblant de s'énerver, de s'insurger, de se vexer. On a dit qu'on se saignait mutuellement. J'ai balancé des mensonges sur le produit, mésestimant ses qualités intrinsèques, le trouvant trop ceci, pas assez cela, trop plein de choses et pas assez d'autres. Chacun des défauts que je citais devenait une preuve de qualité ou un gage de rareté pour lui. Il m'a traité de radin, je l'ai traité de grippe-sous. Enfin, après nous être bien mentis et insultés, nous sommes tombés d'accord et je suis reparti avec la petite et un vieux cendrier Ricard, le tout pour soixante-cinq, ce qui était honnête. On le savait tous les deux. Alors je l'ai prise par la main, elle m'a suivi. Elle pleurait toujours.

On est monté dans ma voiture. Je l'ai amené chez moi. Après, je ne me souviens plus très bien ce qu'il s'est passé. Je crois que je l'ai cassée, ou alors, en arrivant, je me suis rendu compte qu'elle était défectueuse. Elle ne marchait plus. Elle était morte je crois bien. Ça arrive aussi ce genre de chose, vous croyez faire une bonne affaire mais vous n'avez pas vu le vice caché.

Et puis, les policiers ont fini par débarquer chez moi. Ils ont pris son corps. Moi, on m'a mis ici en garde à vue, on m'a interrogé à propos de la gamine. J'ai pas bien compris pourquoi, j'ai rien fait de mal. Et vous voilà maintenant devant moi. On m'a dit que vous étiez commis d'office. Voilà toute l'histoire.

- C'est vraiment ça, votre histoire ?

- Oui.

- Vous prétendez avoir acheté la gamine dans une brocante ?

- C'est ça.

- Bien…Alors voilà ce qu'on va faire. Pendant l'audience préliminaire, je vous demande de ne pas ouvrir une seule fois la bouche. Vous restez silencieux et vous regardez vos pieds. Moi de mon coté, je demande au juge un ajournement le temps qu'on fasse procéder à votre analyse psychiatrique. En manœuvrant bien, on pourra peut être vous faire reconnaître irresponsable de vos actes.

- Vous devriez demander la relaxe pure et simple.

- Il faut garder les pieds sur terre. Vu la gravité des faits qui vous sont reprochés, et les preuves accablantes, ce ne serait vraiment pas cher payé.

- Croyez-moi. Faut toujours proposer un prix trop bas. Toujours…

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