jeudi 10 mars 2011

Le Dernier Client - Episode 1

On ne tue pas les morts, ça parait pour beaucoup une évidence. Je veux dire, le boulot est déjà fait, non ? Mais de nos jours, les évidences, c’est comme les dents des retraités de l’industrie pétrochimique, y'en a plus une qui tient la rampe. Les retraités, je parle de ceux de Tulsa, ceux qui déjà ont eu la chance d'arriver jusqu'à la retraite et qui avaient échangé leur mutuelle dentaire contre une prime exceptionnelle pour un thanksgiving qu’on a eu largement le temps d'oublier depuis. Le résultat est que leurs ratiches, à cause des vapeurs de solvants, elles sont toutes allées dire bonjour à la petite souris. Mâcher avec les gencives, c'est pas une sinécure, alors les vieux, ils ont eu le temps de la regretter la mutuelle, et maintenant, ils achètent des blenders à 19.99 $ pour remplacer leurs chicots. J’imagine même pas le malheur que c’est de devoir se taper un T-bone à la paille.


Quand je dis maintenant, vous m’avez compris, c’était le maintenant d’hier. Aujourd’hui, je sais bien que ce sera plus jamais comme hier justement. Je parle du passé au présent, c'est pas très clair, faut pas m’en vouloir, c’est encore un peu frais tout ça.

Bref. On tue pas les morts, c’est ce que je disais. Et en fait, c’est pas moi qui le disais, c’est ce vieil alcoolo de Ben Barkley. C’est plus qu’un client, Ben, c’est mon client, un des derniers qu’il me restait avant tout ce bordel. C’est aussi un ami, un peu. A force de se voir et de picoler ensemble, surtout lui d'ailleurs, forcément, ça crée des liens. Y'a guère que le zinc qui nous sépare finalement.

Moi, je m’appelle Otto mais c’est pas mon vrai nom, c’est le nom de l’ancien gérant du bar, ça devait être un fils de boche ou de polack, j’en sais foutre rien. Juste que c’était le nom de son rade le « Otto’s Finest Liquor», quand j’ai racheté son fond de commerce. L'enseigne au néon, elle disait sobrement OFL . Sobrement, c'est une façon de parler. Y'a des mots qui portent malheur quand vous êtes dans le business alcoolique.

Tous les gars du coin ou même de passage juraient que par le nom du proprio : « Rencard chez Otto », « je suis chez Otto » « tu t’es encore bourré la gueule chez Otto, je rentre chez ma mère » ça c’est leur femme qui le disait en général. Alors naturellement mon vrai blase, ils en ont jamais rien eu à foutre. Quand j’en ai eu bien marre de me battre à vouloir corriger sans cesse des poivrots tellement imbibés qu’ils se souvenaient même plus du leur, de nom, j'ai accepté de devenir le fameux Otto.

Que des avantages en fin de compte. C’est court, c’est facile à retenir, en cas de problème, disons…juridique, personne ne connaît votre vraie identité, ça peut éviter quelques déboires, et j’ai fait des économies sur la devanture et l’enseigne que j’ai pas eu besoin de refaire du coup.

Mon vrai nom, c’est William Walterson, je peux le dire maintenant, mais vous pouvez m’appeler Otto, ça me dérange pas. J'ai l'habitude.

J’ai racheté le bar, ça doit faire bien quoi, vingt ? Vingt-cinq ans ? C’était pas une mauvaise affaire, notez. Même si c’est le trou du cul de l’Amérique ce coin là, et mal torché qui plus est, avec les poils autour et grosso merdo la même odeur, à cause de cette putain d’industrie chimique alentour qui donne mauvais gout à tout, à l’air qu’on respire, à la bière, à la bouffe. Même aux femmes, tiens.

Mais on va pas s’en plaindre de la pétrochimie, c’est elle qui me fournit mes clients. Enfin…qui me les fournissait jusqu’à ce que ces putains de niak, d’indiens ou de je sais pas quelle bande d’arriéré à l’autre bout du monde se mettent à faire la même chose que les gars d’ici pour juste vingt fois moins cher. Alors évidemment, toutes les boites ont fermé les unes après les autres. J’ai vu lentement la région se vider. Y’avait ceux qui pouvaient partir que je voyais plus et ceux qui avaient plus les moyens de partir, que j’ai vu partir aussi, mais à petit feu, et bien souvent les quatre pieds devant. Alcool, ça c’était mon boulot, mais aussi dope, crack, suicide, ou meurtre, ou tout simplement ces putains de cancers qu’ils finissaient tous par choper inévitablement, à cause des vapeurs de solvants qu’ils ont respirées pendant toutes ces années.

Alors des clients, j’en avais de moins en moins.

Le Otto's Finest Lichor était à la sortie d'un petit bled en bordure d’une route secondaire. Je vais pas vous faire de plan minable, j’étais pas en bordure de la 66 mais elle passait pas loin, un peu plus au nord. Malgré ça, ça circulait pas mal dans le temps, j’avais des routiers en plus des petroworkers. C’était une jonction secondaire entre Tulsa et Henryetta que les gars prenaient pour pas être emmerdé par les bouchons. L’état de la route était déplorable mais au moins on pouvait rouler. Y’a même une époque ou le juke-box tournait quasiment sans s’arrêter du midi jusqu’à…très tard. On servait même des repas ces années-là. C’est fini. Vous le savez, tout ça, c’est fini, je sais même pas si un jour, il sera de nouveau possible de connaître un truc pareil, je dis même pas chez moi, je dis…dans le monde quoi. Juste un endroit pour boire un coup, se saouler la gueule en écoutant un vieux Honky Tonk ou du Nashville à la Eddy Arnold. Je ne crois pas qu’on revivra ce genre de chose. C’est derrière nous pour toujours…

A suivre...

2 commentaires:

  1. voilà qui met l'eau à la bouche... Allez, envoie la suite, Otto !

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  2. The famous poupoune ?
    La suite arrive, ne perdons pas espoir =)

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C'est là qu'on laisse son petit commentaire, une seule règle : être poli. Oh pi non, on s'en fout !