lundi 28 mars 2011

Le Dernier Client - Episode 4

La suite de la suite de la suite...mais quand donc tout cela va t'il finir ?

Ben, il est resté comme un con, les yeux grands ouverts. Moi, j’ai vu pas mal de saloperie en Afghanistan, des "mujāhidūn" courir en se tenant les boyaux pour pas qu’ils sortent de leur bide, des gars se baisser pour ramasser leurs propres doigts arrachés par un shrapnel, des joyeusetés du genre, la guerre, gross malheur, hein ? Alors c’est pas que je faisais le malin mais disons que j’ai réussi à garder un semblant de consistance et de calme. J’ai demandé au type s’il avait eu un accident, s’il voulait qu’on appelle du secours mais, en plus de cette immonde blessure, j’ai tout de suite vu qu’il y avait quelque chose qui tournait pas rond chez le bonhomme. N’importe qui dans son état se roulerait par terre en chialant et en appelant sa mère.
Pas lui.

Ce type, il ne bougeait pas, il nous fixait et ça faisait froid dans le dos parce que déjà, tout dans son regard indiquait que ses neurones étaient partis sans laisser d’adresse pour faire suivre le courrier. Et cette blessure…il lui manquait une grosse partie de la mâchoire, et c’était pas de la chirurgie esthétique, c’était vraiment tout frais, si j’ose dire, y’avait encore la chair à vif et ça suintait du sang brunâtre. On aurait dit qu’il s’était fait manger la face par un chien ou un ours. Même bouche fermée on pouvait voir sa dentition et sa langue à l’intérieur. Ce qui était flippant c’est qu’il ne semblait pas en souffrir. Ça collait pas, j’ai vu des mecs qui s’était coupé en se rasant avoir plus mal que ce gars là. Il avait les yeux vitreux, comme s’il était défoncé au crack. Et puis il bavait, un mélange de salive et de sang. Ça s’écoulait en longs filets bruns de sang coagulé, et ça tombait sur mon parquet. Brièvement, je me suis demandé si ça n’allait pas me le tacher.

Je ne savais pas quoi faire. Ben, lui il était complètement atterré, il avait les yeux révulsés et la bouche grande ouverte. Complètement dans les choux.

Et puis le gars s’est mis à grogner. On a sursauté tous les deux quand on a entendu ça. C’est venu du fond de sa gorge, un gémissement de bête malade. C’est monté tout doucement, comme une vache qu’on mène à l’abattoir. Mais il a commencé à geindre, pas de douleur, pourtant je vous jure qu’on aurait compris et même on aurait pardonné, tiens, mais non, c’était…autre chose. C’est quand il nous a vraiment vu qu’il a commencé à faire ça. Je dis vraiment vu parce que c’est l’impression que ça donnait. Il regardait dans notre direction depuis quelques dizaines de secondes, mais c’est comme si il lui avait fallu tout ce temps pour enfin se rendre compte de notre présence, le temps que l’image aille s’imprimer dans son cerveau, je sais pas… Pourtant, vu le taux de fréquentation de mon établissement, Ben et moi, dans le contexte, on était plutôt du genre repérable. Avec le recul, je saurais pas dire s’il nous a vu ou plutôt « senti ».

Il gémissait, un son à mi chemin entre la plainte et le grognement, c’était chiant, du genre qui te tape bien sur le système, on le connaît bien maintenant. Ça ruine le moral de pas mal de gens. Et même quand on l’entend plus, on l’entend encore, pas vrai ? Ça nous quittera jamais. Enfin…là, le type, il a commencé à bouger, il a pivoté et il est venu vers nous, l’air décidé. Il marchait comme un robot. On aurait dit qu’il lui était impossible de plier les jambes, comme si il était monté sur piquets.

En le voyant de plus près, au fur et à mesure qu’il se rapprochait, on a vu qu’il n’était vraiment plus de toute première fraîcheur.

J'ai gueulé, je sais même pas pourquoi, appelez ça de l'instinct, mais j'ai vu à la démarche du gus qu'on allait pas s'en faire un ami, et qu’il ne venait pas pour nous faire des papouilles, alors j'ai gueulé "Stop !". Ben en a sursauté.

Mais il en avait rien à foutre, le type. Ses pieds ont continué à racler le parquet au fur et à mesure qu'il s'approchait. Il était moche à en dégueuler avec cette putain de blessure qui lui entaillait la gueule. D’ailleurs Ben a joint le geste à la parole et il a honoré mon plancher d’une belle gerbe à l’odeur âcre reconnaissable entre toutes, sauf que là, elle a pas eu le temps d’exprimer tout ses arômes parce que y’a eu subitement de la concurrence niveau parfum. L’odeur qui émanait du bonhomme lui-même. Elle nous a cogné de plein fouet, une jolie baffe sensorielle. J'ai senti des trucs dégueulasses dans ma vie, et puis quand on habite dans le coin, avec toutes les émanations, on prend l’habitude de renifler des trucs pas catholiques, mais lui, il chlinguait la mort. Tout simplement. Sa blessure était en train de pourrir, et ça daubait pire que dans un sous-marin. Remarquez, j’ai jamais mis les pieds dans un sous-marin mais suffit d’imaginer soixante couillus cloisonnés dans un trois pièces cuisine à suer et à renifler en boucle le même air pendant des mois…ben honnêtement je pense que là, c’était pire.

Arrivé à sept ou huit pas du zinc, il a levé les bras dans notre direction, et ça n'avait rien d'un geste amical. Quand on est gérant de bar, on apprend assez vite à repérer le client qui se prépare à sortir ses biffetons de celui qui se prépare à vous coller une mandale ou un pruneau. C'est tout ce qui fait la différence entre le tenancier de bistrot riche et le tenancier de bistrot mort. Le gars, il voulait nous attraper. Réflexe de chasseur, de marine, je sais pas, mais j'ai compris immédiatement qu'il nous en voulait, qu'on était en quelque sorte ses proies.

D'un seul coup, j'ai dit à Ben de se tailler. Ça l'a fait réagir que je lui aboie dessus, il a sauté de son tabouret et a commencé à cavaler pour faire le tour du comptoir. Vu qu'il avait déjà pas mal siroté depuis le début de la soirée, ça a tenu du miracle qu'il se pète pas la gueule par terre. Y’a un Dieu pour les poivrots.

Le type s'est jeté contre le comptoir exactement comme s’il n’existait pas. Il a fait trembler tout le bahut, merde, ce truc pèse une tonne au bas mot ! Mais grâce au Ciel, ou à l'ancien gérant, il est plutôt large et haut. Ce qui fait que le bonhomme n'a pas réussi à passer par dessus. Ben m’a rejoint derrière au même moment et s’est consciencieusement planqué derrière moi. Le gars était devant nous à un bras et demi de ma gueule, il s'excitait contre le zinc et il battait l'air en tout sens pour essayer de m'attraper. Je me suis reculé d'un pas. Il grognait comme un putain d'animal enragé. C'était très…déstabilisant, manière polie de dire que j'étais en train de me pisser le longe de la jambe. C'est pas tous les jours qu'on se fait agresser par un type à qui il manque la moitié de la gueule et qui pue comme si il avait gardé l'autre moitié à faisander dans ses poches depuis trois semaines. J'ai beau avoir vu des saloperies au feu, c'est pas pareil quand ça vous arrive dans un contexte civil. Alors oui, j'en menais pas large. Et je suis resté con un moment à regarder la chose.

Il avait rien d'humain, vraiment rien. Je veux dire, j'ai compris que c'était un gars mais que son cerveau avait passé la date de péremption. Je savais pas à ce moment là si c'était la douleur qui l'avait rendu fou mais c'est ce qu'il était, fou furieux, une drôle de rage.

Il grognait, il hurlait, il tentait de griffer. C'est Ben qui a été le premier à réagir, il m'a gueulé "Mais plante le, bordel ! Fous lui un coup de fusil dans sa gueule de connard !" ou une réplique dans ce goût là. J'ai plus tellement la mémoire exacte parce que c'était un moment d'une rare intensité mélodramatique comme ils disent parfois dans le journal, à la rubrique des critiques cinoches.

Ce qui était curieux, c'est que le type, il nous en voulait, mais il essayait même pas de contourner le comptoir pour nous attraper. Il était là, à batailler, à tendre les bras du plus loin qu'il pouvait et nous on tentait de se faxer au travers de l’étagère à spiritueux derrière le bar. Ça n'avait pas de sens. N'importe qui de mal intentionné aurait sauté par-dessus le zinc ou fait le tour, mais lui, non. Il était là comme un vieil épouvantail battu par un vent de tous les diables, et il s'époumonait et plus il s’agitait, plus il hurlait. Et plus il s'excitait, plus son horrible blessure suintait sur le comptoir. Je crois bien qu'il y a même des morceaux qui sont tombés. J’ai pas voulu regarder de trop près ce dont il s’agissait. J’oublierais jamais ce moment. C'était épouvantable et en même temps fascinant. Je n'arrivais pas à décrocher les yeux de sa tête de cauchemar. On ne savait pas ce que c’était à l’époque, mais voilà, Ben et moi, on venait de faire notre première rencontre avec Zack à ce moment précis…et on l’a regretté quasiment aussitôt.

À suivre...

1 commentaire:

  1. Ah ouais quand même.
    Dans ces conditions, je sens que ça risque de devenir vraiment compliqué d'accrocher, au final, la Ligue des Champions :/
    (la suite !!!)

    Soniakelele.

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C'est là qu'on laisse son petit commentaire, une seule règle : être poli. Oh pi non, on s'en fout !