mardi 22 février 2011

What is Love ?

I would tell you that i loved you if i tought that you would stay
But i know that it's no use, that you've already gone away
Superbus.


Sur un affiche défraichie, et partiellement déchirée, qui pointait au sommet de la couche de plusieurs dizaines de ses consoeurs, donnant à l'ensemble du panneau l'apparence d'un mille feuille parfum publicité, on arrivait à distinguer une fin de phrase, trois mots exactement : "fait avec amour". Les colleurs d'affiches à la sauvette se donnaient rarement la peine d'enlever les précédentes pour encoller les leurs. Sauf quand il s'agissait d'afficher sa couleur politique préférée, et là, en général, les têtes des candidats de partis qui ne revenaient pas aux colleurs, finissaient invariablement rageusement arrachées et parfois même piétinées au sol pour les moins chanceuses.




Jonas était assis sur le banc de l'abribus, il regardait le panneau qui lui faisait face de l'autre coté de la route. Il ne savait pas précisément ce qui était fait avec amour, mais sur le restant de l'affiche, on apercevait encore entière une main de femme, une main gauche, ouverte, paume vers le haut. Une main jeune aux longs doigts effilés et ongles manucurés.

Ce qui avait été fait avec amour, l'avait vraisemblablement été par cette main là. C'est ce que l'image suggérait. Nous avions à faire à une main faite pour créer et donner de l'affection, de la tendresse et du désir. Et on ne pouvait pas en douter parce que c'était vraiment une belle main.



Le bus vint lui barrer le champ de vision et le chuintement bref caractéristique des vérins d'ouverture de la porte automatique le coupa là dans le fil de ses pensées esthétiques. Machinalement, il entra dans le véhicule, et s'assis à sa place habituelle, immédiatement à droite de la double porte, tournant le dos au sens de la marche.



Elle était là. Comme chaque jour, et à la même place elle aussi. Située sur le fauteuil de gauche placé juste avant le soufflet central. Et comme chaque jour, son regard était perdu dans la contemplation du monde extérieur qui défilait dans la baie vitrée.



Elle était là et elle était belle. Bien sûr. Evidemment. Jonas, c'était la plus belle femme qu'il ait jamais vu. Et pourtant, il en avait vu pas mal des jolies filles. Ça faisait longtemps qu'il habitait en ville, longtemps qu'il partageait sa vie, sa ville, son air, ses trottoirs, ses passages cloutés, ses restaus, ses cinoches, ses quartiers d'affaire, avec des milliers, des dizaines de milliers d'autres personnes, dont la moitié au moins présentait un caractère sexuel primaire différent du sien, et dont au moins le quart de la moitié était digne d'un regard plus appuyé que le traditionnel coup d'œil informatif destiné à n'importe quelle chose de ce monde.



Les jolies filles étaient toujours en ville, c'est à dire que, dans la couche de banalité esthétique des cohortes d'anonyme qui peuplaient l'espace visuel de Jonas depuis toujours, les gens beaux apparaissaient comme autant de phares scintillants au milieu d'océan de brume. Cette fille là, elle scintillait encore plus que les autres. Elle était belle, alors on ne pouvait pas la décrire. Elle était belle comme vous même vous imaginez à quel point une femme peut-être belle. Ce que Jonas voyait en elle, c'est ce que l'idée même d'homme voit en l'idée même de la femme. Une perfection. Un chef d'œuvre, un concept. Un symbole.



Inconsciemment, et comme a son habitude maintenant, il fut soulagé de la voir. Chaque fois, avant de monter, il se demandait furtivement si elle serait là, à la même place. Il en éprouvait toujours une petite angoisse. Et son premier regard était systématiquement adressé à l'endroit précis où elle venait poser son séant.



Il avait eu une peur panique il y a de cela plusieurs mois en arrière, quand pendant plus de quatre semaines, il ne l'avait pas vu.

Il avait imaginé les pires choses.

Quatre semaines, c'est long, plus long qu'un format standard de vacances. Elle était jeune, en début de carrière, elle ne pouvait certainement pas se permettre des vacances de plus d'un mois. Elle tenait un 35 heures dans le quartier des banques, probablement assistante administrative ou attachée commerciale.

Elle n'avait pas de petit copain à sa connaissance. Jonas avait noté que les quelques appels téléphoniques qu'elle recevait durant les trajets n'était que rarement le fait de mecs. Et quand c'était des mecs, on ne percevait aucune émotion dans sa voix dépassant le stade de l'amusement poli, de la nervosité professionnelle, de l'agacement feint, ou de l'ennui à peine masqué.

Alors, c'était vraiment curieux qu'elle disparaisse ainsi de la circulation pendant plus de quatres longues semaines. Ce n'était tout simplement pas son genre.



Il n'y avait pas eu de disparition signalée. Pas eu de meurtre crapuleux, d'attentat, de tragique accident de la circulation ayant coutée la vie à la plus belle femme du monde. La radio en aurait parlé. Et du reste elle prenait le bus, elle n'avait donc pas de voiture, c'était une source de stress en moins.



Elle pouvait être partout. Clouée chez elle au lit avec la malaria; ou pire; après avoir été violée et torturée par quelques pervers en maraude, elle était prostrée quelque part dans le coin d'une pièce aux murs blancs au fond d'un asile psychiatrique. Ou alors, elle avait été kidnappée et envoyé dans un réseau de traite des blanches, et elle se tenait aujourd'hui sur un tabouret de bar dans une vitrine cerclée de néons rosés, donnant sur une rue sordide d'Amsterdam, une rue aux trottoirs humides et dégueulasses où viendrait bientôt ramper de sombres individus au regard torve, sentant la crasse et la sueur, les mains enfouies au fond de leurs poches. Elle se tenait droite et fière pourtant, vendant son cul du mieux qu'elle pouvait, pour espérer tirer de son mac sa dose quotidienne de crack et si possible qu'il ne la cogne pas trop fort cette fois-ci parce qu'avec un cocard et des dents en moins, c'était toujours plus dur de faire envie aux clients. Quoique ça devait aussi certainement plaire à deux ou trois dégénérés.



Ou peut être cent fois pire encore que tout ça, elle avait déménagée et il ne l'a verrait plus jamais.



Cette idée était insupportable à Jonas, mais il s'était pourtant repassé ce scénario de cauchemar en boucle dans la tète pendant des jours. Il l'a voyait, fredonnant, préparant ses cartons qui allait l'emmener, elle et ses bibelots, dans un ailleurs magnifique, dans un mas provençal joliment exposé, bien loin de Jonas, et de leur bus. Bien loin de cette ville où les murs et le ciel jouaient perpétuellement à celui des deux qui serait le plus gris et moche. Il l'imaginait, Il l'entendait même, ses éclats de voix, ses rire, et ceux de ses amis quand ils se moquaient gentiment d'elle, exhibant un de ses strings sorti au hasard d'un carton mal fermé.

Et ça le mettait en colère, parce qu'elle n'avait pas le droit de rire avec les autres. Elle n'avait pas le droit d'être heureuse et insouciante, même en rêve, alors que d'autres crevaient du simple fait de ne plus pouvoir la regarder. Juste la regarder, ils ne demandaient rien de plus les autres. Juste ça. Elle n'avait pas le droit de rendre les gens malheureux comme cela, juste en cessant d'exister, en sortant de leur vie sans y avoir été autorisé, sans avoir eu la délicatesse de demander si ça n'allait pas leur faire mal et foutre leur vie en l'air.

Jonas avait été le type le plus exécrable du monde pendant ces quatre semaines. Il ne parlait plus à personne, et personne ne comprenait non plus ce qui lui arrivait. Au bureau, c'était une tombe, déjà qu'il n'était pas loquace d'ordinaire. Les jours passaient, il assistait impuissant à l'enterrement de son cœur, qu'on avait négligemment jeté dans son caveau. Jonas attendait juste l'âme charitable qui viendrait basculer la lourde plaque de marbre sur la sépulture. Prêt à l'oraison funèbre, il n'attendait plus que ce qu'on foute la paix à son cœur pour l'éternité. Ci-git mon cœur, dont personne ne voulut jamais. Quelques plaques et couronne mortuaires ironiques en sus peut-être pour parfaire le tableau "Tu vas nous manquer…nan, on déconne ! N'oublie pas de tirer la chasse en partant. "



Et puis, soudain, l'organe se remis à battre. Jonas s'était calmé quand ce jour béni de mai, il l'avait vu de nouveau, dans le même bus, à la même heure, et à la même place qu'auparavant comme si rien n'avait changé.



Ce jour là, quand il l'avait aperçu. il avait voulu rire, très fort, se mettre à parler tout haut pour ne rien dire, se taper la poitrine en contractant impulsivement ses muscles. Comme un babouin ou un gorille. C'est dans l'inconscient collectif, les grands singes, ils se tapent le torse. C'était idiot. Mais il avait eu une envie animale et irraisonnée de contracter le moindre muscle de son corps, comme si cela allait provoquer on ne sait quel étrange attirance chez les femelles alentours, une émission de phéromone ou autre. Il n'était pas bien épais Jonas mais l'image aurait pu être amusante, au moins.



Il voulait montrer qu'il était heureux. Il ne savait pas comment l'exprimer autrement qu'avec des mots. Mais parler tout seul, c'était généralement assez mal vu dans les transports en commun.

Et puis il voulu pleurer aussi parce que c'était du soulagement. Et enfin il voulu aller lui parler, l'engueuler. Lui dire que ça avait été une vraie belle salope et une sale pute, rien qu'une sale pute de ne pas donner de nouvelle pendant tout ce temps, qu'elle aurait pu au moins prendre le bus une fois, ou faire passer un message, coller un post it sur son siège avec la mention "de retour dans quelques semaines" juste pour montrer qu'il ne lui était rien arrivé de grave et que les gens ne se fassent pas de souci inutilement. Sale pute.



Et puis, il avait renoncé. Il avait remballé sa haine, sa frustration, sa joie, tout cet imbroglio de sentiments contradictoires qui cherchaient tous à sortir en même temps de sa tête, de son cœur, de sa gorge.

Parce que ça impliquait deux choses au dessus de ses forces. D'abord, s'autoriser à passer aux yeux de la collectivité en général et de la belle en particulier pour un gros débile, voir une espèce de détraqué de la pire espèce et ensuite. Ensuite, ça impliquait de se lever, de se présenter devant la demoiselle et de lui adresser la parole.



S'il voulait à la rigueur bien admettre que c'était idiot d'aller engueuler une femme dont vous ne pouviez vous targuer que d'être un simple co-usager du même bus, lui parler, ça, c'était tout simplement inimaginable, au dessus de tout ce qu'il pouvait entreprendre. C'était impossible. Et encore, même l'impossible paraissait encore relativement faisable à coté de ça.



En tout ca, il avait été vraiment en colère, il s'était assis rageusement sur son fauteuil et il avait espéré que ça se lisait bien dans ses yeux, cette colère. Et si jamais elle lui demandait ce qui n'allait pas, il ne valait mieux pas qu'elle espère une réponse courtoise de sa part, cette connasse.

Mais elle ne lui parlait pas, elle ne le regardait pas. Comme chaque jour, elle continuait inlassablement à regarder à travers la vitre le monde qui défilait sans but de l'autre coté du verre dégueulasse.



Alors Jonas lui pardonnait tout, et lui disait mentalement que ce n'était pas si grave, qu'il avait tendance à se faire du souci pour rien et que finalement il serait bien content qu'ils puissent reprendre leur relation là où ils l'avaient laissé quand elle avait désertée le bus conjugal sans prévenir.



Durant ces centaines de trajets qu'ils avaient passé ensemble et durant lequel plus rien n'existait d'autres pour Jonas que la jeune fille et qu'il s'abîmait dans sa contemplation, il avait eu le temps de bien s'imprégner d'elle. Le monde moderne et la promiscuité qui le caractérise permet cette communication silencieuse entre les individus. On en apprend beaucoup, des choses, simplement en regardant les gens, en les écoutants. En essayant de les comprendre. De comprendre ce qu'est leur vie, ce qu'ils sont.



Ainsi, Jonas avait lentement et inexorablement accumulé des connaissances sur la fille. Tel un limier, un détective, chaque information, chaque geste, chaque soupir ou éternuement contenu était une information à classer dans l'énorme base de données qu'il se constituait au fil des mois.

Il avait même été jusqu'à tenté de reconnaître son parfum. Ce n'était pas son préféré d'ailleurs. Trop sucré, trop épicé, et toujours ce problème qu'ont les gens avec leur parfum favori. A force d'en mettre, leur nez s'habitue et ils finissent par ne plus le sentir. Ils sont donc obligés de forcer les doses pour être capable d'en humer encore un peu le caractère. Evidemment, les autres en profitent alors largement, pas toujours avec bonheur.



Il avait passé de longues heures à hanter une boutique de parfum à la recherche de la fragrance de sa dulcinée, mais sans succès. Le souvenir olfactif qu'il gardait de ses brèves rencontres n'était visiblement pas assez fort pour ne pas en perdre la véritable essence sitôt qu'il agitait sous son nez myriades de petites languettes imprégnées de diverses senteurs musquées ou vanillées.

Nez, c'est un métier et ce n'était pas celui de Jonas. Il n'avait pas de prédisposition particulière à ça.



Les vendeuses avaient fini par le trouver incommodant et un vigile était venu lui demander soit d'acheter quelque chose, soit de sortir. Il avait opté pour une laque en spray spéciale cheveux abimés dont il s'était aussitôt délesté dans la poubelle la plus proche en sortant du magasin.

"Dommage, s'était il dit. Trouver son parfum aurait vraiment pu être intéressant" Mais au pire, il pouvait toujours s'en remettre à la chance. Jonas imaginait la scène :



Soudain, un inconnu vous offre une eau de toilette dans le bus ! C'est l'effet magique "Eau d'Amour".

Et alors la belle tomberait dans les bras de Jonas en se pâmant :

- Mais ? C'est mon parfum préféré ! Oh, mais comment avez vous deviné ? Oh si vous saviez, Jonas, j'attendais ce moment depuis si longtemps !

- Hahaha, mais comment connais tu mon nom, petite effrontée ?

- Oh ne m'en veuillez pas…Je l'ai lu sur votre carte orange, celle que vous avez déjà fait tomber exprès au moins trois fois devant moi dans l'espoir idiot que je la ramasse et que je lise dessus votre nom inepte et votre prénom méprisable, Jonaze ! En plus, franchement, vous faites une drôle de tête sur la photo. On dirait que vous sortez de prison.





Jonas se renfrogna un peu plus. Si même vos fantasmes vous trahissaient au meilleur moment, mieux valait éviter de penser à quoi que ce soit. Et puis honnêtement, c'était complètement con. Lui offrir du parfum…Et pourquoi pas une botte de poireau ?



Comment aborder la fille était un fichier X, une affaire non-résolue, à ranger au rayon des mystères insolubles comme l'étrange longévité télévisuelle de Michel Drucker, alors que selon toute logique physiologique, il devrait être cliniquement mort depuis au moins trente ans, où de savoir qui de l'œuf en chocolat ou du Lapin de Pâques était le premier.



Jonas voulu mener une expérience un soir et tester la platonicité de son idylle. Il s'était demandé s'il pouvait éventuellement conclure virtuellement avec la fille en se proposant en imagination une fantaisie sexuelle avec elle.

Un soir, chez lui, il s'était mis en condition, nu, allongé sur son lit, papier absorbant et lubrifiant "à effet chauffant" à portée de main. Il avait d'abord commencé par des pensées habituelles et éprouvés pour se mettre en ordre de bataille, pilum à la main.

Mais ça ne venait pas. Visiblement c'était jour de perm au régiment et personne n'avait écopé des tours de garde réglementaires. Il se sentait fatigué, ça pouvait parfois jouer sur la libido. Il avait alors imaginé, faut du secours de ses succubes habituelles, qu'Elle se tenait là, et que c'était Elle qui allait s'occuper de le faire se tenir droit.

Elle vint à lui dans le plus simple appareil, c'est à dire à poil. Non, pas entièrement en fait. Avec juste une paire de bas quand même, parce que le fond de l'air était frais. Et qu'il ne voulait pas qu'elle attrape froid. Une paire de bas couleur chaire. Jonas avait toujours aimé les bas couleur chaire. C'était plus sexy que les bas noirs encore. Mais pas les bas résille; ça faisait filet à saucisson et il n'aimait pas le saucisson.



Si, il aimait le saucisson, mais voilà, sur une fille, il avait toujours trouvé que ça faisait charcuterie les bas résille, et la charcuterie, ça lui faisait penser à la mine rougeaude et débonnaire du boucher-traiteur du bas de la rue et ça non plus c'était vraiment pas terrible pour obtenir une érection digne de ce nom. D'autant que le souvenir du bœuf au champignon qui marinait dans sa sauce figée dans la vitrine lui rappelait qu'il n'avait pas encore mangé et que le frigo était vide, et qu'il faudrait certainement ressortir pour acheter une pizza au kebab du coin, ou l'inverse.



Jonas n'arrivait pas à se concentrer et la fille poireautait dans le vestibule de son esprit : "Youhou, Jojo, je suis sur le palier, je suis à poil et j'ai froid, on passe à l'action ?"

Il chassa ses pensées de kebab mariné et s'en remis à son fantasme. Parcourant sans relâche son sexe d'un geste mécanique pourtant parfaitement exécuté, avec toute la maestria requise, dans la quintessence d'un savoir faire hérité de longues années de pratique solitaire, dans la perfection sublime de la pratique d'un art vieux comme le monde, dans ce combat déloyal à cinq contre un de la chair contre la chair, Jonas ne parvenait pourtant à obtenir aucun résultat probant, et sa bite demeurait désespérément flasque. Le grand borgne restait sourd à toute velléité érectile. Diantre.



Il insista ainsi une bonne partie de la soirée. Mais la belle, bien que seulement fantasme, avait une vertu. Elle n'était pas de celles qui couchent le premier soir, ne serait ce même qu'en rêve. Elle ne céda pas aux caprices de Jonas et lui interdit obstinément de prendre tout plaisir ce soir là.



Frustré et déçu, il passa une mauvaise nuit qui ne fut même pas troublée par un rêve érotique, sauf si on considère que déambuler en string et bas résille en trempant des petits bâtonnets dans des ragout de bœuf pour les humer, pendant qu'un boucher débonnaire vous tend votre carte de bus en vous faisant un sourire enjôleur est un rêve érotique. Chacun son truc.



Alors Jonas continua à faire ce qu'il savait le mieux faire, vivre un quotidien tout entier voué à rencontrer chaque matin l'objet de son désir et le quitter quelques minutes plus tard.

C'est un désir qui ne s'exprimait pas par la sexualité. Cette femme était d'une beauté qu'aucune relation charnelle n'aurait pu toucher ou transcender. Elle était l'idée même de la femme et au dessus de toute considération corporelle. Et Jonas en devenait fou.

C'était un grand bonheur de la voir, mais plus le temps passait et plus Jonas souffrait d'être confronté à elle et de ne pouvoir l'aborder, la toucher, lui parler. Comme des millions d'être humains le font pourtant tout simplement de la personne qu'ils aiment et qu'ils chérissent par dessus tout.

Tant de chose qu'il avait vécu pour elle, tant de sentiment, tant de bonheur, le simple bonheur de la voir, putain. Rien que cela.



Et il ne pouvait pas lui dire. Il était prisonnier de sa propre passion. Avec quelque part, l'impression d'en avoir trop fait, d'être déjà lui même allé trop loin dans cette relation à sens unique, Icare insignifiant, bientôt mort d'avoir fondu la cire de ses ailes à la chaleur d'un soleil qui ne soupçonnait même pas son existence.

Il avait déjà tellement d'avance sur elle dans ses sentiments, que même en admettant qu'il puisse y avoir une réciprocité un jour, une réponse à ses attentes, le trop grand déséquilibre émotionnel induit aurait alors immédiatement raison de cette éventuelle idylle. Comme une supernova avalant soudain les planètes orbitant autour d'elle après les avoir simplement éclairés et réchauffées pendant des millions d'années.



Il était tard pour Jonas. Comment, après tant de jour à avoir rêvé cette femme, à avoir imaginer une aventure avec elle, à l'avoir modelé à l'image de ce qu'il en attendait, à en connaître autant sur elle sans qu'elle le sache, comment lui était il possible d'imaginer la conquérir une fois, une seule fois pour de vrai ? Cette bataille contre elle, contre lui-même, il l'avait mené mille fois. Et perdue mille fois. Et chaque défaite étant plus cuisante et cinglante que celle qui précédait.

Chaque matin à la rencontrer, à l'approcher, à tenter vainement et désespérément de croiser son regard, tout en sachant qu'il était incapable de le soutenir, n'avait fait que lui jeter à chaque fois au visage sa propre incapacité à séduire, à attirer à lui le regard des autres, des gens beaux. Personne ne le regardait jamais. Même pas les chiens. Jonas en était à chaque fois quitte pour une nouvelle journée socialement nulle. Chaque jour était plus gris et plus lourd que le précédent et malgré tout son seul plaisir résidait dans la vision de la fille, seul moment de joie intense dans une vie qui s'était sclérosée tout autour de ces instant fugace de bonheur entre 08h12 et 08h34 tous les matins du lundi au vendredi.



Jonas savait aussi que c'était stupide, idiot, puéril. Comment aimer une personne dont on ne connaissait rien ? Cette fille était peut être la dernière des garces, des idiotes ou des salopes. Peut être qu'elle votait Front National ou même communiste ou même pire que tout peut être qu'elle ne votait pas, pas par conviction mais parce qu'eu à chaqueu fois elle oubliait cong hihi ou peut-être qu'elle confondait sa droite et sa gauche. Va savoir ? Comment savoir ?

Peut être qu'elle était lesbienne.

A la limite. Jonas aurait préféré ça, l'idée qu'un autre homme que lui puisse toucher ce corps qui lui était interdit, lui était proprement insupportable.



Voilà que Jonas devenait jaloux, jaloux d'une femme qu'il ne posséderait jamais, qui ne le posséderait jamais. Sa passion le consumait et lui donnait, un échange de cette flamme qui brulait en lui, une entropie aspirant tout énergie vitale, et générant rancœur, tristesse infinie et ce désespoir glacé que l'on ressent à l'idée de vivre une vie seule, pour toujours, sans amour, sans aucun autre sentiment que les vôtres propres. Avoir tout à donner mais personne pour qui s'offrir entièrement.



Seul avec soi même et notre propre haine dirigée contre nous jusqu'à la fin. Et aucune médaille pour ce sacrifice, aucune épitaphe ne sera gravée sur notre tombe, aucun honneur ne nous sera rendu pour avoir endurée une vie pathétique et méprisable passée à maudire les destins que l'on n'a pas eu, à haïr les occasions que l'on n'a pas saisi, A vénérer nos actes si sophistiquement manqués qu'ils en deviennent des œuvres d'art dédiées à la gloire de l'absurdité cosmique qu'est la Vie.



Voilà ce qu'est la passion amoureuse quand elle ne trouve aucun écho, aucune écoute autre qu'une indifférence muette, sans aucune compassion, aucune compréhension, pas même le moindre regard de tendresse, ou de pitié. L'esclave sinistrement amoureux du fouet qui lui entaille les chairs.



Une meurtrissure si profonde de l'âme qui pousse à haïr, se haïr si intensément, que l'on en ressent physiquement la douleur, comme un acide coulant dans les veines, détruisant tout de l'intérieur, et ironiquement propulsé vers nos organes vitaux par notre cœur lui-même, celui là même qui nous trahit, nous met la tête sous l'eau, nous la ressort juste avant que l'on ne suffoque, pour l'y replonger aussitôt sans même laisser le temps à nos poumons d'aspirer un peu d'air. Une petit mort, la mort de l'âme, la mort de l'amour.



Celait faisait longtemps maintenant que le panneau aux affiches avait disparu. Les travaux sur la façade du pont qui le supportait avaient emporté ce dernier souvenir dans l'esprit de Jonas. Fini les affiches collées les unes par dessus les autres. Fini de toute façon de regarder devant soi. L'avenir était au ras du béton. Jonas ne regardait plus grand chose que ses pieds et le sol tristement inexpressif qui le précédait partout ou il allait. Il lui semblait que le sol était son avenir maintenant.

La fille avait disparu pour de bon il y a un peu plus de six mois maintenant. Changement de carrière ? Un quelconque heureux événement dont Jonas n'avait pas eu préscience ? Le fameux déménagement provençal abhorré ? Femme à Grasse ? Consultant à New-York ? Pute à Francfort ? Saucisse à Strasbourg ?



A quoi bon se torturer encore avec ceci ? La vie était finie, il avait eu son heure, sa chance. Il n'avait rien fait, rien dit, il ne pouvait que se maudire de sa médiocrité et aller de l'avant dans sa déchéance.

Plus bas, toujours plus bas. Faster, harder, deeper.



Il avait hésité à sombrer dans l'oubli et le détachement salutaire sur toute chose que procure l'alcoolisme. Devenir accroc au whisky, au bourbon, à la margarita, au gin fizz, comme ces auteurs ou peintres américains, sempiternels écorchés de l'existence, vivre jeune, mourir vite, se bruler au feu d'une vie de bohème, à s'en calciner la chair. Sniffer la coke à même les protubérances mammaires de pétasses botoxée. Se faire tatouer un taureau sur l'avant bras, et jouer au picador d'interieur…



Ironiquement, ces maigres moyens financiers ne lui permettaient pas le luxe d'une vie de junky. Et on ne s'improvisait pas James Dean ou Iggy Pop en ayant vécu comme un moine l'essentiel de sa vie.

En terme de budget, ne lui restait donc que le vin bas de gamme ou la bière de chantier en format familial pour entrevoir des ailleurs un peu plus souriants, mais il ne s'imaginait pas devenir un poivrot à la française. Se mettre rond au carré de vigne, ça n'avait aucune gueule, c'était désespérément convenu et populaire. Même au fond du gouffre, Jonas méritait mieux que ça

Il avait aussi pensé à en finir avec ses jours mais l'idée de suicide l'embêtait sur un aspect, c'est qu'il ne serait plus là pour entendre éventuellement quelqu'un se plaindre de sa mort. Et il aurait aimé être quand même au moins fixé sur ce point. Savoir si quelqu'un un jour aurait pu exprimer des regrets de le voir mort, et Jonas n'aimait pas partir sur un doute. Il était pragmatique.

On n'a pas idée non plus des démarches à entreprendre pour acheter une arme à feu de nos jours. De quoi faire renoncer le plus motivé des maniacodepressifs. Les poisons étaient paraît-il douloureux, la pendaison terriblement barbare, quand à la noyade, profondément angoissante. Et puis Jonas était bon nageur, il faudrait certainement en plus faire preuve de volonté pour ne pas tenter de s'en sortir. Rien n'était assez radical.



Jonas releva la tête l'espace d'un instant. Un coup de frein prononcé du chauffeur l'avait fait déraper de la propre trajectoire de ses pensées. Il regarda pour la première fois depuis de longs mois autour de lui. Son regard navigua alors sur les flots des voyageurs qui montaient et descendaient du bus. Le monde continuait de tourner même sans son concours. Jonas l'avait oublié.

Certains visages lui étaient familiers, d'autres non. Dans la seconde partie du bus, deux rangs après le soufflet, il croisa un regard. Ses yeux tombèrent dans les yeux d'une autre personne, il ne l'avait jamais vu auparavant. Cette rencontre ne dura que l'espace d'un instant. Jonas continua à scruter l'environnement quelques secondes, puis réalisa ce qui venait de se produire.

Un frisson lui parcouru la nuque. Il replongea son regard dans les yeux. Ceux-ci continuaient de le dévisager, sans peur, sans gêne, sans agressivité. Zoom arrière, un regard, une femme. Elle le regardait. Il regardait une femme. Dans les yeux.

Il était plongé dans ses yeux, et il ne pouvait plus rien faire d'autre que de s'y noyer. Parce qu'ils étaient beaux, parce qu'elle était belle. C'était une femme et elle était belle, comme Jonas trouvait les femmes belles. Elle était belle, alors on ne pouvait pas la décrire. Vous même, vous imaginez à quel point une femme peut-être belle ? Et bien elle était encore plus belle que ça.

Elle lui sourit. Un simple et délicat mouvement de bouche, une légère contraction des lèvres se mouvant en une moue agréable, elle baissa légèrement la tête, tout en soutenant le regard incrédule de Jonas et en maintenant ce petit sourire doux et espiègle.



Deux battements sourds et profonds résonnèrent dans sa poitrine. Ce fut un choc. Deux autres suivirent puis encore deux autres et alors ces battements ne s'arrêtèrent plus. Ils ébranlaient son corps tout entier, tapant comme un coucou fou voulant sortir de son horloge alors même que ce n'est pas l'heure pile. Dans sa cage thoracique, son cœur s'était remit à battre. A tout rompre.



Avant même qu'il ne se rende compte, Jonas s'était levé, il avait franchi l'espace incommensurable entre lui et la fille, il avait enjambé un univers de solitude et laissé pour toujours l'ombre derrière lui. Tout son esprit pourtant lui hurlait de ne rien faire, de s'asseoir, de se taire, de se jeter par la fenêtre, de rester comme avant à parler avec lui-même des choses noires, sombres et dégueulasses et tortueuses, à parler des choses qui vivent sous la pluie, la neige, le froid et la mort, des choses derrières les choses, rances, qui puent, ces choses fétides qui vivent dans la fange, et qui sentent la noirceur et l'amertume de toute une vie dédier à souffir et à se detester. Son esprit se lamentait, se griffait le visage, il pleurait, il hurlait sa haine et son désespoir, il conjurait Jonas de ne pas se jeter la dedans, que la souffrance les tuerait tous les deux. Mais tout cela brulait maintenant, d'un grand feu purificateur. Cette déraison noire et sinistre se consumait maintenant au feu d'une passion retrouvée, en se tortillant en tout sens comme un ver tranché en deux.



Jonas n'écoutait plus son esprit, en l'espace d'une seconde, la vie et l'espoir avait repris le contrôle de son être. Son cœur lui indiquait le prochain pas à faire.

Alors il s'était approché il avait parlé. oh, il n'avait pas dit de grandes choses, profondes et belles, pas une déclaration d'amour comme on entend dans les films. Il n'avait pas rivalisé de drôlerie et d'à propos. Il avait simplement dit "Bonjour" et encore plus simplement, la jeune fille lui avait répondu "Bonjour" d'une voix amusée, et avait souris un peu plus, laissant entrevoir entre ces fines lèvres l'émail de dents qui semblaient parfaites.

Alors Jonas lui rendit son sourire. Et il fut le plus heureux des hommes.

5 commentaires:

  1. il lui a même pas mis un doigt ? Pff...

    Superbe texte, quoi qu'il en fût, et qui répond efficacement à la question d'Haddaway.

    RépondreSupprimer
  2. Je rattrape peu à peu mon retard de lecture et je savoure d'autant plus ce genre de pépites romanesques.
    A la bizarre question de "qu'est-ce l'amour", je suis allée rechercher pour toi dans le bordel de ma bibliothèque, cette autre réponse qui résonnera peut-être :) :
    "Vous ne voulez pas m’aimer ? Je vous sens rétifs, avares de vos sentiments. Comme vous voudrez. Moi je vous ai aimés, j’ai des droits sur vous à jamais".

    Sonia.

    RépondreSupprimer
  3. Vazy, c'est toi la pépite mademoiselle. j'aime bien ta phrase même si ça résonne oualou, tu dis n'imp. Comme tu mens ! Moi j'en ai une pour toi "Si le ciel c'est la Caisse d'Épargne alors ton reup c'est le Jérome Kirviel des étoiles, rapport au fait qu'il t'en met plein la vue, truc du genre."

    RépondreSupprimer
  4. Non mais je veux dire, là, si j'ai bien tout pigé, on est sur un blog littéraire.
    Alors bon, j'y vais de ma petite phrase de littérature comme ça, pour faire littérature quoi.
    Bien sûr dans la vie, quand je veux vraiment me faire aimer, quand je veux vraiment envoyer du rêve, je m'y prends différemment, du genre :
    "J'vais pisser. Tu veux v'nir ?".

    Sonia.

    RépondreSupprimer
  5. C'est donc cela qu'on appelle la littérature urotique.

    RépondreSupprimer

C'est là qu'on laisse son petit commentaire, une seule règle : être poli. Oh pi non, on s'en fout !