samedi 12 février 2011

Le Bec Étrange

Rapport de l'agent Ferdinand Legalec, matricule 826, brigade fixe La Chapelle.
Établi à la demande du lieutenant de police Jérémie Contratto.
Fait à Paris, le 8 décembre 1934
Circonstance : 

En préambule, je tiens à signaler que j'étais sobre ce soir là. Certains de mes collègues mal intentionnés diront que c'était en soi un événement remarquable qui mériterait un rapport à lui seul, mais il n'empêche que c'est un fait. Et on dit toujours qu'il faut s'en tenir aux faits. En tout cas, j'ai déjà entendu ça quelque part. Je pense que c'est vrai. Je ne crois pas être entré dans les services de police par erreur. Puisqu'il s'agissait en fait d'un pari que j'ai malencontreusement perdu, il est vrai. Mais cela prouve au moins que je suis un homme de parole.

Il devait être bien huit heures du soir, soit vingt heures, à quelques heures près. En tout cas, il faisait nuit, il devait être bien plus que l'heure à laquelle les gallinacés vont usuellement dormir, force à la loi de la nature.
Ce faisant, Je déambulais dans le pur respect de mes attributions et consécutivement à la mission qui est la mienne, à savoir péremptoirement la susdite charge de fonction de surveillance des rues et ruelles du quartier de la Chapelle, 18ème arrondissement de Paris, telle qu'elle m'a été confiée en tout bien tout honneur et dont j'ai la prérogative, sous le commandement détaché du sergent de Police Honoré Deleuze. Force à la loi.

Ce faisant, j'étais donc occupé, non pas à faire la tourner des troquets comme certains de mes collègues mal intentionnés ont pu encore affirmer pas plus tard que la semaine dernière, mais ceux là, je leur garde un chien de ma chienne, la mauvaise, la galeuse, celle qui mord la main qui tient le bâton. L'autre, la belle, comme je l'appelle, elle est plus douce, elle est bonne comme de la mie de pain qu'on aurait mangé la veille, elle me fait penser à cette vieille bâtarde de bouvier qu'on avait attrapé derrière l'église Saint-Denys avec l'agent Galeçin. Elle avait fait peur au bedeau alors on l'avait remis aux gars de la fourrière des animaux. Elle était encore mignonne, elle jappait au secours quand ils l'ont fourrée dans ce sac lesté de pierre avant qu'ils l'envoient faire un tour dire bonjour aux poissons dans la Seine. Le gars du district avait du voir que l'affaire m'avait barbouillé alors il m'avait dit en rigolant  : "C'est pas le protocole mais personne s'en est jamais plaint et les clébards ont jamais du demander un deuxième service. Tant qu'il y aura de l'eau sous les ponts, on devrait pas manquer de matière première". On dira ce qu'on voudra, moi je dis que c'est pas des méthodes pour traiter les animaux. Pour les bonshommes, j'aurais encore trop rien à y redire, rapport à ma charge de faire régner l'ordre public, et ce publiquement, mais un chien il pense pas à mal alors, je trouve que c'est un peu les traiter comme des bêtes, mais je peux me tromper et du reste, je me doute bien que c'est pas à moi que ça regarde ce genre de choses. Mais je donne mon avis à qui veux-tu en voilà, si je puis me permettre, bien évidemment.

Ce faisant, je ne faisais donc pas la tournée des troquets, je m'assurais simplement que les débits de boissons du périmètre respectaient bien les règles d'hygiènes mises en vigueur par notre chère préfecture, à qui j'adresse solennellement mes respects républicains. On a tendance à trop faire confiance aux cafetiers, Monsieur le lieutenant. Certains sont des ivrognes pires que la plupart de leurs clients que je connais bien, c'est dire si je peux en parler. Ils élèvent le désordre et l'irrespect des règles de salubrité au rang de discipline philosophique. Songez, Monsieur le lieutenant, que certains servent le vin dans des verres à liqueur, pour le tarif du ballon. Il y a là tromperie sur la quantité. Et notre mission n'est elle pas de nous assurer que le contribuable en a pour son argent et est respecté en tant que consommateur ? Force à la loi.

Ce faisant, je sortais donc de l'enseigne dite de "La Charrue à Chiens", il s'agit d'un établissement suspect  que j'ai en surveillance discrète depuis quelques semaines déjà. La première fois que j'ai pénétré l'établissement, j'ai été latéralement liquéfié d'horreur à la vue de l'odeur qui règne dans ce lieu de perdition, que même une chatte n'y retrouverait pas ses perdrix. Le ménage n'y est jamais fait et si on le malheur de coller ses coudes au zinc, on est quitte pour devoir essorer ses manches à la première occasion. C'est crasseux et miteux et mal fréquenté. Les bagarres y sont monnaie courante, même en présence des forces de police dont j'assure pourtant la représentation active, et la monnaie courante qu'on vous y rend manque toujours, à la pelle, d'où les bagarres. C'est un cercle visqueux cet endroit.

Si j'avais un établissement comme ceci, pourtant bien situé et proposant des crus sympathiques à des prix modérés, je vous prie de croire volontiers que je ferais meilleur accueil à mes clients. Hélas, la destinée a souhaité que je sois au service de l'ordre public et non de la débauche et de la soifferie. Bien m'en a pris qui croyait prendre si vous me passez cette expression ou toute autre qui fera l'affaire. Force à la loi.


Je décidais, afin de ne pas porter atteinte à l'uniforme, au propre comme au figuré, et ressentant un violent besoin d'extraire de mon estomac l'ensemble de son contenu, de m'isoler prestement dans une ruelle sise vers l'arrière du bistrot.

Comme je l'ai déjà signalé, il était tard et faisait déjà grand nuit, ce qui peut expliquer que je n'ai pas vu de prime abord le suspect.

Je vous passerai bien volontiers les détails concernant l'expectoration stomacale forcée à laquelle j'ai du me contraindre, mais il se trouve malheureusement que celle-ci à son importance dans l'affaire qui nous occupe, force à la loi.

Ce faisant, je dégobillais donc mes reliquats appuyé sur un mur et tachant de ne point en répandre sur le devers de moi-même. Ayant évacué le plus gros de la partie bileuse, je tachais de rester dans une attitude digne et ferme, tout en essayant de reprendre mon souffle coupé, comme l'était probablement aussi l'alcool de pruneaux qui m'avait été servi avant que je ressente ce trouble digestif suspect. Aussi, et même si cela n'a qu'un lointain rapport avec l'affaire qui nous occupe, croyez bien que j'en parlerai à qui de droite ou de gauche et que je ferai un rapport salé auprès des services de l'hygiène publique et de la contrebande. Le crime ne doit pas rester impuni d'autant plus quand il s'agit d'une entrave évidente faite à agent dans l'exercice de ses fonctions immunitaires.

Ce faisant, l'ensemble des substances alcoolisées que j'avais ingéré s'étant retrouvé, par cette extraction naturelle, au dehors de mon corps, je crois que l'on peut alors considérer en toute objectivité que vu qu'il s'agissait d'alcool de pruneau, j'étais donc à jeun, et sobre comme l'enfant qui vient de n'être rendu à sa mère qu'après qu'elle eu décuvé. J'étais donc dénué de toute emprise alcoolique, ceci fut communément admis par moi-même et donc inscrit sans vergogne dans le présent rapport puisque je pense être au delà de tout soupçon, ou à la rigueur, juste un soupçon de Vermouth, ou une pointe de Fernet Brancat, on a tous nos petites faiblesses.

Cela me permet donc d'affirmer que ce que j'ai vu par la suite n'est en aucun cas le fait d'un "racontar d'ivrogne qui fait honte à l'uniforme" comme j'ai pu le lire de la part de certains collègues mal intentionnés.
Non, Monsieur le lieutenant, je m'inscris en faux et usage de faux s'il est nécessaire. Même fin saoul, je n'ai jamais fait honte à l'uniforme.

À bien des égarements, c'est même plutôt lui qui m'a fait honte, en de sinistres reprises, comme la fois où ma capote s'est retrouvée prise dans un porte manteau alors même que j'étais encore dedans, et que j'ai ainsi parcouru plus de trois-cent mètres avant qu'un administré bien intentionné ne me signale que je traînais dans mon dos le boisé perchoir à oripeaux. Mais je n'en ai jamais rien dit car je suis digne. Et aussi parce que l'histoire a fait le tour de la capitale avant même que j'en parle, je n'avais donc pas besoin de la raconter. Du reste, on a du me la raconter car moi-même je ne m'en souvenais pas. Je ne prête que rarement attention aux commérages surtout quand ils me concernent.

Et je ne vous parlerais pas de la fois où, par un malencontreux hasard, j'ai perdu ma matraque. Je ne vous dirais pas où j'ai enfin pu la localiser après de savantes recherches, et l'exposer de nouveau à la lumière du jour, mais je puis vous assurer que cet endroit n'a certainement jamais été conçu pour accueillir un tel ustensile. En tout cas, j'en ai gardé postérieurement un souvenir douloureux.

Ce faisant, je vais maintenant dire ce que j'ai vu, et nous sommes deux à pouvoir en parler, car Dieu m'est témoin, quand bien même je n'y crois plus, après tout ce qu'il a oublié de faire pour moi, celui là. On est fâché, et tant qu'il ne demande pas pardon, on aura du mal à refaire la paire. Le fils et le sain d'esprit que je suis serait prêt à le jurer sur le lit de mort de ma mère, si celle-ci était encore parmi nous. Mais elle est malheureusement en santé et aussi retournée vivre chez sa sœur à Quimper, tant qu'à faire, et aux dernières nouvelles, même si elle s'est noyée toute sa vie dans le chagrin parce que je noyais le mien dans la bibine, même droite dans ses pleurs, elle n'a pas encore décidé de passer larme à gauche. Que Dieu l'ait en sa sainte garde. Force à la foi.

Ce faisant, alors que je regardais mes pieds dans l'espoir de comprendre un peu mieux ce que j'avais en tête, je remarquais qu'ils n'étaient pas seuls. C'est à dire qu'au bout de mes brodequins issus de la dotation réglementaire de la brigade, faisaient face deux autres appendices podologiques. Je ne pourrais pas à proprement parler de pieds, plutôt à salement parler, parce qu'ils n'avaient vraiment rien de pieds au sens courant du mot. D'autant qu'ils ne couraient même pas. On aurait plutôt dit comme les pattes arrière d'un tigre, d'un lion, d'un dromadaire, un de ces quelconques félins de cirque que l'on voit parfois…au cirque notamment. Tous ces animaux qui viennent d'Afrique je crois. L'Afrique doit être une terre de cirque. En tout cas, c'est prodigieux tout ce que ces bêtes savent faire.

Mais ces pieds là, qui étaient plutôt des pattes, étaient poilues, sales donc, noirâtres, nues, avec des orteils immensément longs et décharnés qui se terminaient par des griffes sous lesquelles on aurait pu aisément faire pousser des rangs d'oignons. Des gros, les jaunes, ma mère disait qu'ils étaient moins bon que les blancs, mais que c'étaient les seules qu'on trouvaient encore à un prix abordable pendant la guerre.

Vous me pardonnerez peut-être cette image un peu trop moderne et consensuelle que j'ai du continent noir, mais ces appendices là, j'en étais sûr, ils ne venaient pas d'Afrique, ou en tout cas, pas de la vision bienveillante que j'en ai. J'ai un collègue qui a eu une nourrice nègre, je sais de quoi je parle. Il y a des mots avec lesquels on devrait faire attention, quelle idée de confier son enfant à une "nourrice" africaine, ces gens là se mangeaient encore entre eux il n'y a pas si longtemps.

En tout cas, la personne a qui appartenait ces "pieds" ne venait pas d'Afrique, puisqu'en levant la tète, et en regardant l'individu dans son entièreté, j'ai pu comprendre que le corps et la face qui dominait l'ensemble n'avait rien à voir avec l'allure simiesque et rustre des ressortissants de ces régions.

Non, si j'avais encore été vaguement grisé à ce moment là, je puis vous assurer qu'en le voyant, je ne le fus plus du tout. Se tenait devant moi donc un bonhomme, un être, un corps, je ne saurais pas dire avec plus de détail ce que c'était précisément, mais il était habillé de pied en cap d'une immense gabardine noire, et d'un vieux chapeau haut de forme à boucle et à large bord comme on voit parfois dans les gravures d'époque, sur la tête des hommes de médecine ou de certains de ses protestants bataves, ceux là qui sont partis à la conquête de la Nouvelle Angleterre.

Ce faisant, ce qui m'a surtout frappé, c'était son visage. A vrai dire, je ne suis même pas convaincu que l'on puisse parler de visage pour ce qui tenait lieu de face à cet étrange personnage. Du sommet de la gabardine émergeait donc comme une espèce de tête de grand oiseau. J'ai pensé à l'oiseau, car sa cape avait un liseré qui formait une auréole blanchâtre au tour de son cou indistinct, comme une collerette de plume. Mais tout cela est bien flou. Ce dont je suis certain, c'est qu'il avait une face blanche, mais pas blanche comme nous autres français bien nés. Non, vraiment blanche. Blanche un peu comme la couleur de la peau du cadavre de cette jeune prostituée qu'on avait repêchée il y a de ça deux ans, dont vous saurez sûrement vous rappeler puisque il lui manquait les bras et l'ensemble du bas ventre et que l'agent Colin avait dit comme ça que du coup elle serait nettement moins bonne gagneuse et on avait tous rigolé mais pas vous.

Et sur cette grosse tache blanche, ce que j'ai remarqué tout de suite, parce que je suis aussi observateur à mes moments perdus d'avance, c'était la présence d'un grand et long appendice que je qualifierai de bec. C'était un bec vraiment…étrange. 

Et au dessus du bec, on pouvait pas manquer les deux grands trous noirs, là où chez toute personne normalement constituée se logent en général des yeux, sauf parfois à la cour des miracles, où certains n'en ont qu'un ou parfois avec des écartements ou des tailles un peu étranges, ceux de ces gens qu'on qualifie d'erreur de la nature.

Ce faisan, qui tenait en fait plus de héron que du faisan, peut être que celui-là aussi c'était une erreur de la nature, mais sauf votre respect mon lieutenant, je pense qu'on peut dire que la nature avait sacrément merdé son coup quelque part avec lui parce qu'il n'y avait rien d'humain dans le personnage, à part le chapeau et la gabardine. En matière de merder son coup, on peut dire que je m'y connais, vous le savez, mais là, je crois qu'on avait affaire à un chef d'œuvre fait par un spécialiste du genre, un compagnon du tour de France de la discipline.

L'individu était donc devant moi, à un pied maximum et donc il me regardait. Ma première réaction intelligente à la vue du personnage a tout d'abord été de tomber sur mon postérieur, mais je n'ai pas crié "comme une truie qu'on égorgerait avec un rasoir mal affûté" comme ont pu écrire dans leur rapport certains collègues mal intentionnés que je ne citerais pas vu qu'ils n'étaient même pas là. Si eux aussi se mettent à écouter les racontars des soiffards du quartier, j'aime autant vous dire qu'on n'est pas sorti de l'auberge. Enfin, en tout cas, moi j'en étais sorti, ça j'en suis sûr, même si on ne retrouve plus la trace de mon rendu parce que les chiens du quartier ont certainement dû le manger. Il y en a qui aiment bien raconter des choses qu'ils n'ont pas vu. Moi j'ai vu des mes propres yeux ce que je vous explique, je l'ai vu des yeux de ma mère, puisque on dit de moi que j'ai ses yeux.

Ce faisant, j'étais occupé à réfléchir. L'individu paraissait donc éminemment suspect. J'ai cru au début qu'il portait un masque. Or comme vous le savez, il est soupçonneux de vouloir dissimuler son visage à un agent des forces de l'ordre dans sa mission de maintien de la paix et de l'ordre public. Les ruelles même sombres ne doivent pas être des endroits où la Loi de la République ne s'applique pas, alors j'ai demandé, avec tout l'aplomb nécessaire qu'exige pareille situation, que le quidam décline son identité. Je m'y suis repris à trois fois mais le message a fini par bien vouloir sortir de ma gorge. Ensuite, j'ai attendu quelques minutes pour voir le résultat. 

Comme il ne répondait pas et continuait de me regarder, j'ai commencé à éprouver une certaine gêne, d'autant qu'à ce moment là, j'étais toujours assis dans mon vomi. L'individu pouvait tirer profit de la situation et peut être même porter atteinte à l'image de la glorieuse police Parisienne en véhiculant cette image peu glorieuse. Mais l'histoire de notre pays est aussi faite de moments moins glorieux. Convenons-en. Ils sont pourtant importants à leur manière aussi.

Ce faisant et quoi qu'il en soit, par fierté, je me redressais tant bien que mal, à la vérité, beaucoup plus mal que bien, puisque je dus tenter l'aventure sept ou huit fois avant de retrouver une position verticalement acceptable, encore sujet aux tremblements et nausées que m'avait provoqué la vision surprenante de l'individu (et non pas les effets de quelques boissons alcoolisées comme certains prétendent fielleusement) et réitérait ma question, ajoutant qu'il était désagréable de devoir réitérer des questions, là ou simplement les répéter aurait pu suffire. Je finissais enfin en signalant au sinistre que le port du masque hors période de carnaval était mal vu et je demandais en toute logique à l'individu de l'enlever.

C'est à ce moment là que le contrôle de la situation m'a échappé quelque peu, je me vois contraint et forcé de l'admettre, Monsieur le lieutenant. Je suis honnête.

L'individu, par un mécanisme anatomique que je ne m'explique pas, s'est soudainement entrée violemment la tête dans les épaules et quelque chose s'est mis à s'agiter frénétiquement de part et d'autre de sous la gabardine. Il s'est mis à se tordre violemment le cou en tout sens, un peu, si je dois comparer, à la manière de ce que font ces grands échassiers pour des raisons qui leur appartiennent et que je me trouverais peu aisé d'expliciter. Je m'en voudrais d'interférer avec les plans de Dame Nature à leur sujet et je trouve malsain se besoin curieux des chercheurs et autres biologistes à vouloir toujours comprendre comment fonctionne les choses en ouvrant les livres avec la même désinvolture qu'ils ouvrent les animaux qu'ils dissèquent.

Enfin, ce mouvement fut tellement violent, et si terriblement inhumain, que j'en conçu soudainement un grand effroi et que je sentis mon sang désireux de me quitter par tous les endroits où la chose pouvait être rendu possible. Mes jambes cherchant également à fuir alors même que le reste de mon corps demeurait stoïque. Je fus saisi d'une puissante envie de dégobiller que j'arrivais toutefois à maîtriser, essentiellement parce que je l'avais déjà fait auparavant. Notre métier nous impose d'être prévoyant aussi j'aimerais si possible que ceci puisse être ajouté en ma faveur à mes états de service. Je serais alors votre dévoué corps et bien.

De moi-même, si j'avais osé faire pareil geste que l'individu, je me serais à coup sûr démis une vertèbre et probablement froissé quelques muscles, si mon corps contenaient de tels éléments, ce dont je n'ai jamais vraiment été convaincu.

C'est ceci qui m'incite à croire que l'individu n'était pas vraiment ce qu'on peut appeler normalement un  homme. Je connais bien les bonshommes pour avoir distribué assez de coup de trique et caressé assez de côtes à gauche et à droite pour savoir à peu près comment fonctionnent les choses de l'anatomie et ce qu'un corps peut arriver à faire ou pas.

J'ai vu des drôles d'acrobates, des mulâtres et des romanos qui savaient se tortiller dans tous les sens pour enlever les bracelets ou passer à travers des barreaux. Mais les mouvements que la chose opérait m'ont fait bien comprendre que ce gars là, il était certes de loin pas comme nous. Moi, j'ai jamais vu un gars capable de tellement se tenir la tête en arrière qu'il en arriverait presque à vous regarder par dessous ses jambes. Correction, le dernière fois que j'ai vu quelqu'un me faire un tour pareil, c'était au front, dans les Ardennes en 1916, un fridolin qui allait me jouer de la flûte à une seule note et dont, heureusement pour moi, la tête a sauté des épaules au meilleur moment, comme un bouchon de cidre, juste à cause du schrapnel d'un obus tombé à deux pas. Lui, il est pas tombé, il est resté droit comme un piquet, sa tête juste rattachée au cou par un gros bout de peau. Je sais pas si il a vu son dos avant de mourir mais il est plus là pour s'en vanter. Alors voyez que les mouvements du gusse à bec, qui restait bien vivant lui, ils m'ont paru un peu étrange. C'est pour expliquer, force à la loi de la nature.

Le spectacle de cette chose, agitant frénétiquement sa tête d'oiseau en tout sens, m'a profondément marqué, vous pouvez le comprendre. J'étais un peu désemparé. Mais j'étais pas au bout de mes surprises. Comme je lui demandais d'arrêter de faire le guignol, et que j'essayais de chercher ma matraque que certains ont dit que j'avais oubliée mais que j'avais en fait délibérément laissée au troquet afin d'éviter de me la faire dérober par des voyous, pour éviter qu'elle ne soit utilisée à des fins répréhensibles contre moi. Vous voyez que je blague pas pour la prévoyance. On pourrait même dire que c'est de l'instinct.

Donc, j'essayais de chercher ma matraque mais évidemment je ne l'avais pas, et il faut reconnaître que le personnage était intrigant. J'ai haussé le ton, et j'ai cherché mon sifflet. Lui par contre, je l'avais. Mon seul souci, c'est que comme mes mains tremblaient beaucoup, j'ai vraiment eu de la peine à le mettre dans ma bouche et encore, il a fallu que je le retourne plusieurs fois parce que j'arrivais pas à en trouver l'extrémité. Bref, quand il a été calé, j'ai soufflé le plus violemment que j'ai pu et j'ai été surpris de voir que ça faisait pas plus de bruit que le pet d'un lapin constipé.

Là, ça a été violent, parce que j'ai commencé à hurler mais seulement dans ma tête, j'aurais bien voulu hurler pour de vrai mais y'avait aucun son qui sortait de ma bouche, ou alors peut être bien qu'en fait je hurlais mais mes oreilles entendaient rien, ou alors, c'est l'autre qui aspirait les sons, je ne sais pas trop par quel prodige.
Moi j'avais les yeux dans les trous noirs au dessus de son bec et j'arrivais rien à regarder d'autre. Parce que je cherchais une pupille au fond de l'oeil, mais y'avait rien, juste rien qu'un grand trou noir, et c'était grand, grand comme une saloperie de fosse à purin, mais y'avait même pas de purin dedans, juste du grand vide dégueulasse, un précipice qui aurait pas de fond, et ça filait les jetons, parce que j'ai eu l'impression de carrément tomber dedans et que c'était sans fond, et sans fin. Et je crois bien que je suis tombé dedans parce que ça avait comme le goût de la vase dans ma bouche.

Et puis comme ça, au moment où j'ai cru que j'allais m'écraser au fond du trou, y'a le son qui est tout revenu d'un seul coup. C'est un peu comme si y'avait un barrage qui avait cédé quelque part et que toute l'eau elle se déverse dans la vallée et elle noie tout, les champs, les villages, les maisons, les gens. Ben là, c'était comme ça, sauf que c'était pas de l'eau mais du son, du bruit, du hurlement. J'ai jamais entendu un truc comme ça. La bestiole, je l'ai vu, elle a ouvert son bec, c'est là que j'ai vu que c'était pas un faux, que c'était pas un masque, il s'est ouvert en deux sur toute la longueur. Dedans il y avait une longue rangée de petites dents effilées comme des aiguilles de part et d'autres de sa gueule, et une langue, comme de serpent, qui se tordait dans tous les sens. C'est la bestiole qui faisait le bruit, j'ai compris en voyant bouger les choses dans sa gueule, sa glotte ou ce qui lui tenait lieu, ça remontait et ça descendait dans sa gorge, comme un yoyo de gosse, ça battait et ça se dégonflait comme un petit poumon de rat. Elle s'est mise à hurler, bon dieu, à hurler ! J'ai jamais entendu un truc pareil, comme si on avait martyrisé un millier de gorets en même temps. C'était tellement fort, j'ai même pas eu le temps de me mettre les mains sur les conduits. J'ai eu mal aux oreilles exactement comme si on m'y avait enfilé un surin. Remarquez, je sais pas si ça fait mal comme ça quand on vous enfile un poignard dans les feuilles, mais c'est juste l'image que ça me donne quand j'y repense.

Pour le bien de ma santé, j'ai préféré alors mettre tout de suite un terme à cette entrevue assez déplaisante et j'ai décidé en accord avec moi-même et en toute connaissance de cause à effet, de tomber dans l'inconscience. Force à la loi.

Quand je me suis réveillé, j'étais au poste, ici-même, dans la cellule dans laquelle on met les clochards qui font des esclandres, et c'est là que les collègues sont venus me trouver ce matin. Ils ont commencé à me faire des mimiques et des grimaces, comme si ils parlaient à voix basse mais sans faire de bruit. J'ai dis que j'entendais rien et qu'ils faillaient qu'ils arrêtent de se payer ma fiole, mais c'était bizarre parce que j'entendais rien non plus même quand je parlais. Ils m'ont montré leurs oreilles en ouvrant et en fermant la bouche, on aurait dit des poiscailles. Et ils tiraient des drôles de gueule paniquées. J'ai dit que je comprenais rien alors ils m'ont mis devant un miroir, j'ai vu que j'avais du sang qui avait coulé des oreilles, beaucoup de sang parce que mon col et mon cou, ils étaient complètement cramoisis.

Ils ont écrit sur une ardoise, ils m'ont demandé ce qui s'était passé. Ils ont écrit qu'ils m'avaient entendu gueuler et siffler depuis l'autre bout du quartier. Je leur ai demandé s'ils avaient vu le type avec le bec. J'ai expliqué l'histoire, que le gars, la bête, je sais plus, qu'il avait hurlé et que ça m'avait foutu une drôle de chiasse et que j'en avais benné dans les radis. Ils m'ont regardé bizarrement. Ils ont écris que quand ils sont arrivés, j'étais debout tout seul en train de hurler, que je me cachais les yeux que je hurlais à la mort et ils ont souligné trois fois "mort" avec la craie. Et qu'ils avaient été obligés de me filer un coup de citoyenne derrière la nuque pour me faire taire.

Du coup, j'ai mieux compris pourquoi j'ai ce mal de caboche présentement. Mais moi je sais bien que c'est pas moi qui gueulais. Je pouvais pas vu que j'étais évanoui, comme le bonhomme, il s'était évanoui aussi, mais dans la nature, lui. Je sais pas du tout où il a pu passer.

Ensuite, vous êtes venu et vous m'avez demandé d'écrire mon rapport. Alors c'est ce que je viens de faire et je crois que j'ai raconté tout ce qu'il y avait à dire sur ce soir-là.

Ce faisant, et si vous m'y autorisez, c'est une drôle d'histoire si vous voulez mon avis, mon lieutenant. J'espère en tout cas que ma déposition permettra de faire avancer l'enquête, je compte bien moi-même également élucider cette énigme concernant l'eau de vie de pruneau frelatée. Il se passe des choses bizarres dans le quartier et ça ne m'étonnerait même pas que les deux affaires soient liées d'une manière ou d'une autre.

Encore une chose Monsieur le lieutenant, si je puis me permettre, est ce que vous croyez que j'entendrais à nouveau lundi pour la reprise du service ? Ça risque d'être un peu gênant si je n'entends pas les coups de sifflet des collègues au cas où ils tomberaient par hasard sur le même olibrius que moi. Force à la loi.

Persiste et signe.

Ferdinand Legalec, agent de police, matricule 826.


2 commentaires:

  1. waouh !!

    ça commence super fort. T'es condamné à faire au moins au si bien, désormais. Et je dis pas ça pour te foutre la pression sous prétexte que c'est bon et tout ça, bien loin de moi de pareilles allégations ou assimilées !

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C'est là qu'on laisse son petit commentaire, une seule règle : être poli. Oh pi non, on s'en fout !